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Les Films du Corbeau présente
Nicéphore Arbogast et la Horde automate

Paris, 1891  

 

La Chauve-souris battait des ailes en se disloquant peu à peu, laissant derrière elle une trainée de fumée noire. Le dirigeable de Kleist était toujours aussi imposant, mais partiellement détruit comme il l’était, il partait à la dérive au-dessus de la Manche et constituait une bombe à retardement. Les flammes qui rongeaient l’habitacle de commande menaçaient d’atteindre le ballon. Le gaz qui l’emplissait transformerait l’engin-animal en une torche cauchemardesque. Ce fut ce moment que Kleist choisit pour quitter l’appareil aux commandes du Moustiquodrôme dont il avait volé les plans à Nicéphore. L’appareil se détacha du flanc de l’énorme chauve-souris mécanique et s’enfuit dans un bourdonnement d’ailes en cuir tanné.  

Quelques mètres plus bas, Gabrielle (Brume) se cramponnait désespérément au bras de Gédéon (Gregory Rencoin), qui lui-même avait noué la corde autour de son autre poignet. La corde qui les reliaient au dirigeable en flamme le cisaillait jusqu’au sang et. Il s’escrimait à ne pas ressentir la douleur, car seule sa prise les empêchaient tous les deux de basculer dans le vide et de disparaître dans les flots de la mer glacée, quelques centaines de mètres plus bas. Gabrielle sentait la main du garçon devenir plus moite, sa prise se faire moins précise…  

L’EolotractoFaucon de Nicéphore (Weston Hatcher) luttait contre le vent pour s’approcher de la Chauve-souris en feu. Il vit son ennemi juré fuir sans pouvoir tenter de l’arrêter, car son attention était rivée sur la corde tendue où résistaient ses deux amis. Il ne voyait pas comment réussir à les atteindre sans que les ailes en armature de fer de son Faucon mécanique ne se prennent dans la machine diabolique de Kleist. Mais il devait tenter le tout pour le tout. Il rajouta une pelletée de charbon dans le moteur de son engin, qui carburait déjà au-delà de ses limites.  

Gédéon sentit sa main glisser entre celles de Gabrielle. Il raffermit sa prise et tenta de soulever la jeune femme. Mais elle était plus corpulente que lui. Son seul geste tendit davantage la corde autour de son bras et lui entama plus profondément les chairs. Sa grimace de douleur, silencieuse, alerta Gabrielle. Dans un instant, Gédéon allait lâcher et tous deux seraient précipités dans le vide. Elle regarda une dernière fois Nicéphore, trop loin encore. Gédéon sentit les mains de Gabrielle se faire plus molles. Il répondit à son regard avec dureté et voulut lui crier de ne pas renoncer, mais il restait désespérément muet. Gabrielle lui sourit pour l’apaiser, et le lâcha. Nicéphore vit la jeune femme tomber dans le vide et hurla…  

 

**  

 

Quelques semaines plus tôt  

 

Les crânes gris, quand ils n’étaient pas dégarnis, s’ébrouaient dans le hall dallé de marbre et se pressaient autour du jeune homme qui enfilait son étrange harnachement. Drôle de tableau que de voir ces visages ridés, habituellement dignes et blasés, rougir d’une telle excitation, quand ce n’était pas d’une franche indignation. L’Académie Parisienne des Inventeurs Téméraires n’avait pas connu un tel remue-ménage depuis bien longtemps. Habituellement, leur annuel Concours International des Inventions rassemblait une flopée de vieillard certes parfois excentriques, mais présentant au mieux un tourniquet à salade alambiqué ou un distributeur automatique de cartes à jouer.  

Ce jour-là, l’attention était rivée sur Nicéphore Arbogast, dont la réputation (« triste réputation », ajouteraient certains) n’était plus à faire après les événements tragiques qui avaient bousculé Paris quelques mois auparavant *. Le jeune homme était venu présenter sa dernière invention qui lui permettrait, espérait-il, de remporter le prix de ce concours. Plus que l’honneur, c’était la somme allouée au vainqueur pour la poursuite de ses recherches qui l’avait décidé à sortir de sa retraite et franchir le perron de la pompeuse académie. Ses jambes, ses bras, ses épaules et sa tête étaient ceints d’une étrange armature de membranes en bronze et de rouages en étain. Le tout amplifiait sa carrure pour donner l’impression d’un Titan qui avait tendance à grincer aux entournures.  

- Chers confrères, grâce à mon Musculamplificator, mes gestes sont dotés d’une agilité extraordinaire et ma force décuplée au-delà de toute commune mesure.  

Autour de lui, l’ébahissement gagnait les têtes grises.  

- Incroyable ! Révolutionnaire ! Epatant ! Innovant !, disaient certains.  

- Esbrouffe ! Canular ! Vantard ! Montrez-nous !, raillaient les autres.  

Devant l’incrédulité méprisante du président de l’Académie, Nicéphore virevolta dans sa carcasse métallique, manquant d’éborgner une dizaine de vieillards au passage, et se dirigea vers une statue de marbre. Il saisit les deux bras de la jeune vénus grecque et, presque sans un mouvement, en rompit les deux bras dans un claquement sec. Le président pâlit.  

Les applaudissements et autres hourras ne se firent pas attendre. Nicéphore resplendissait.  

- J’espère vous avoir tous convaincus…  

- Non pas, monsieur !  

Nicéphore se retourna pour voir d’où s’élevait la voix. Tous se turent. Un homme élégant, au visage buriné et marqué d’un étrange tatouage (Aethawa Ungava) s’avança. Nicéphore ne l’avait jamais vu.  

- Je ne suis pas encore convaincu.  

- Que vous faut-il de plus, Monsieur… ?  

- Je me nomme Ulrich Kleist.  

Nicéphore fut étonné. Le nom d’Ulrich Kleist, ingénieur suisse, ne lui était pas inconnu car tous connaissaient bon nombre de ses petites inventions qui avaient grandement facilité la vie des ménagères ces dernières années. Mais il ne l’aurait jamais imaginé avec un tel visage venu d’ailleurs. Kleist repris sa diatribe.  

- Votre gadget me paraît très bien pour porter des charges, faire le zouave ou le vandale sur des statues de pierre, mais serait-il d’aucune utilité pour faire face à un danger ?  

- Je ne vois pas de quel type de danger vous voulez parler, Monsieur ?  

- Vous me semblez franchement manquer d’ambition, jeune homme. Avec une telle force et une telle agilité, vous pourriez disposer là d’une formidable arme de combat. Comment vous s’en sortirait-elle en situation ?  

Un brouhaha s’installa dans l’assemblée. Nicéphore n’avait effectivement jamais pensé son invention sous cet angle, et il n’avait pas vraiment l’intention de le faire.  

- Mais de quel type de situa…  

- Contre moi, par exemple.  

Kleist retira précipitamment sa veste et remonta les manches de sa chemise blanche, révélant des avant-bras très musclés et tout aussi tatoués. Nicéphore était éberlué. Que lui voulait donc cet homme et qu’essayait-il vraiment de démontrer avec une démarche aussi belliqueuse ?  

- Je n’ai absolument aucune intention de me battre avec qui que ce soit !  

- Allons, allons Arbogast ! Qu’avez-vous à perdre ? J’ai quelques bonnes notions de savate. Mais avec votre formidable invention, vous n’avez rien à redouter !  

Il le défiait ouvertement, et à la vue des visages amusés et intrigués qui l’entouraient, Nicéphore voyait mal comment refuser un combat qui lui paraissait tellement absurde.  

- Bien, si vous le souhaitez vraiment.  

A peine eut-il terminé sa phrase que Kleist tenta de lui décocher un coup de poing. Nicéphore eut juste le temps de relever son avant-bras et le poing de Kleist s’écrasa contre l’armature en bronze. Le savant suisse eut dû se tordre de douleur, mais il n’en fut rien. Kleist montrait au contraire un visage satisfait et Arbogast fut éberlué de constater que s’était son articulation qui était endommagée. Son armature gauche était hors d’usage ! La force de cet homme était tout bonnement effarante ! Il n’eut pas le temps de s’en extasier davantage, car Kleist repassa à l’attaque et Nicéphore eut fort à faire pour parer la combinaison de coups de poing et de jambes de son adversaire. Au moins réussit-il à démontrer la grande agilité de son invention. Mais ce dernier n’avait rien à lui envier ! Il n’eut d’autres choix que de passer à l’attaque et flanqua un solide coup de poing en fer à Kleist qui, au lieu de s’effondrer, s’immobilisa. Mais son œil vrilla, une étincelle en jaillit, et une fumée se dégagea de son oreille ! Il se tenait maintenant fixe et silencieux. Tout comme l’assistance, totalement ébahie.  

Alors un rire s’éleva et résonna du fond de la vaste salle. Tous se retournèrent. Un homme élégant (Isaac Chenowith) s’avança et applaudit. Il tenait une drôle de manette rudimentaire entre les mains.  

- Félicitations, M. Arbogast. Vous m’avez montré que je n’étais pas aussi fin prêt que je le croyais pour ce concours.  

Nicéphore n’y comprenait plus rien. L’homme approcha du Kleist fumant et, d’un geste de la main, lui ouvrit littéralement le crâne ! L’assemblée découvrit avec stupéfaction un engrenage complexe de tuyaux, de rouages microscopiques et de câbles en fer qui remplissaient le crâne du pauvre homme.  

- Messieurs, vous excuserez ma petite plaisanterie. Je suis le vrai Ulrich Kleist, et vous avez devant vous mon infortuné automate dernier cri, que j’ai cru capable de relever le défi de surpasser l’ingéniosité de M. Arbogast. Force est de constater que je dois m’incliner devant le plus talentueux de nous deux.  

Et il s’inclina effectivement devant Nicéphore. Une fois l’instant de surprise passé, l’assemblée d’inventeurs applaudit à son tour. Ce n’était cependant pas vers le vainqueur du combat que se tournaient leurs congratulations, mais bien vers le perdant. Malgré la supériorité de l’invention d’Arbogast, les académiciens furent grandement impressionnés par le tour de passe-passe du Suisse, et c’est à lui qu’ils décernèrent le prix du concours…  

 

*  

 

Au même moment, dans l’atelier d’Arbogast, où fourmillaient machineries et tentatives d’inventions dans un bric-à-brac effarant, Gabrielle Bellery était penchée sur le plan d’une nouvelle invention bien alambiquée : un dirigeable en forme de faucon, destinée à défier tous les dirigeables précédemment conçus en termes de vitesse et de légèreté ! Gédéon, le jeune garçon muet qui assistait Nicéphore dans tous ses travaux, fourrageait dans les tas de pièces mécaniques trainant dans tous les coins pour rassembler les morceaux encore viables. Depuis leurs aventures communes *, Gabrielle avait décidé de s’installer dans l’atelier. Physicienne émérite, spécialiste des différents métaux et de leur champ d’action potentiel, elle s’était prise de passion pour les travaux de l’inventeur de génie (presque autant que pour l’inventeur lui-même) et avait décidé d’utiliser ses compétences pour l’aider dans ses recherches.  

Elle s’interrompit néanmoins lorsque le son du carillon de l’atelier (une tête de sanglier empaillée vociférant un hululement de chouette…) s’éleva au-dessus du bruit de ferrailles déplacées par Gédéon. Elle ouvrit la porte sur une belle jeune femme à la peau foncée (Laurie Patton), mais aux traits tirés.  

- M. Arbogast. Il faut à tout prix que je lui parle. Il s’agit bien de son atelier ?  

Gabrielle nota l’angoisse qui s’élevait dans sa voix.  

- Oui, mais je regrette, il n’y est pas.  

La déception se lut dans le regard de la jeune femme, qui pâlit affreusement et perdit connaissance. Gabrielle s’empara d’elle avant qu’elle ne s’effondre sur le sol.  

 

Après l’avoir installée confortablement et ranimée à l’aide d’un verre de cognac, Gabrielle et Gédéon purent apprendre l’objet de sa visite, et de son effroyable état. Elle se nommait Hinepotea Temaru et avait débarqué en France au début de la semaine après un périple de plusieurs mois depuis l’autre bout du monde. Elle était Tahitienne et avait décidé d’accompagner son père dans ce long voyage. Manoa Temaru était le savant le plus émérite de toute la Polynésie française, selon ses propres dires. Il avait l’intention de se rendre à Paris pour participer au concours de l’Académie Parisienne des Inventeurs Téméraires. Une démarche très importante pour lui, qui tenait à démontrer au pays l’ingéniosité des savants de leurs îles les plus lointaines. Mais au cours de son séjour à Paris, il lui était encore plus important d’entrer en contact avec le génial inventeur Nicéphore Arbogast. Gabrielle et Gédéon n’étaient pas peu fiers de constater que la notoriété de leur ami avait su traverser le globe.  

- Mais pourquoi n’est-ce pas votre père qui s’est présenté aujourd’hui ? Est-il souffrant ?  

- Je l’ignore… car on l’a enlevé !  

C’était au cours d’une escale à Java, qu’une obscure femme, d’une férocité sans nom, s’était emparée de lui en pleine rue, assistée de ses sbires, pour disparaître tout aussi subitement. Hinepotea n’avait plus eu de ses nouvelles depuis et était morte d’inquiétude.  

- Totalement désemparée, j’ai décidé de terminer mon voyage et trouver de l’aide auprès de M. Arbogast. S’il est aussi ingénieux que mon père me l’a dit, il trouvera sûrement une solution.  

A ce moment, la porte tinta à nouveau et Nicéphore fit son apparition. A voir le visage sombre qu’il arborait, Gabrielle comprit que son expédition à l’Académie n’avait pas tenu ses promesses. Aussi attira-t-elle son attention sur leur visiteuse et lui narra ses déboires. Nicéphore en éprouva un chagrin sincère.  

- Votre père correspondait avec moi ces dernières années, et j’étais impatient de découvrir son travail. J’espérais sa visite ces jours derniers. Je comprends mieux pourquoi je n’ai plus reçu de ses nouvelles. Mais qui était cette femme dont vous nous avez parlé ? Avez-vous une moindre idée des raisons pour lesquelles elle a enlevé votre père ?  

- J’ignore tout d’elle, je ne l’avais jamais vu. Je m’en souviendrais si c’était le cas, car je n’avais jamais vu une femme osant arborer une telle chevelure blonde, presque blanche ! Et ses lunettes fumées rouges donnaient à son regard une cruauté qui me fait réellement frémir pour mon père. Elle était accompagnée par un jeune homme dont je n’ai pas vu le visage. Il s’est saisi de mon père avec une facilité déconcertante. Quand à moi, je n’ai rien pu faire. Cette femme m’a giflée, d’une force telle que j’ai aussitôt perdu connaissance. Sa main aurait pu être en acier. Quand je me suis réveillée, ils avaient disparu.  

Ecoutant la jeune femme avec attention, Nicéphore et Gabrielle échangèrent un regard entendu : sa description correspondait étrangement à une femme qui avait répandu sang et terreur sur Paris quelques mois auparavant. Mais c’était impossible : la baronne Von Kell était morte sous leurs yeux… Nicéphore préféra donc se taire.  

- Je vois mal comment je pourrais vous aider, mademoiselle… Je n’ai même jamais rencontré votre père.  

La jeune femme lui présenta un daguerréotype sur lequel son père posait fièrement auprès de sa fille. A sa vue, le visage de Nicéphore se figea : Manoa Temaru avait exactement le même visage, et le même tatouage, que l’automate confectionné par Ulrich Kleist et qu’il avait mis hors d’usage quelques heures auparavant…  

 

**  

 

Le brouhaha était tel à la Chambre de Commerce de Lyon qu’il était devenu impossible aux deux hommes de se parler ne serait-ce qu’à l’oreille. Le Président de la République Sadi Carnot avait fait le déplacement pour participer au banquet annuel des chefs d’entreprise rhodaniens. Mais des dizaines de manifestants, syndicalistes et anarchistes, avaient envahi les lieux pour protester contre les derniers projets de loi qu’il avait fait voter par le Parlement. L’agitation allait en s’accroissant et se fit plus menaçante. Le député Gaston Doumergue, qui accompagnait le Président, le pressa de cesser ses tentatives de prise de parole, et l’exhorta à le suivre jusqu’à une issue secondaire. Protégés par les membres de la Chambre, les deux hommes et leur suite purent s’extraire de la salle de réception et descendirent une succession d’étroits escaliers, qui leur permirent de déboucher sur une ruelle adjacente où les attendait une voiture. Une voix forte et claire s’éleva sous les voutes de la ruelle.  

- Monsieur le Président !  

Carnot s’arrêta alors qu’il s’apprêtait à monter en voiture. La ruelle était sombre et il ne voyait pas qui l’avait interpellé. C’est alors qu’une femme (Toni Bergman) sortit de l’ombre et apparut dans la lueur d’un réverbère. Elle s’avançait vers lui calmement et, malgré les conseils du député Doumergue, le Président ne put s’empêcher d’attendre qu’elle les rejoigne tellement son apparition l’intrigua. Elle était cintrée dans une robe rouge vermillon relativement provocante, et sa chevelure d’une blondeur presque blanche se rejoignait sur le sommet de son crâne dans un chignon épais. Une paire de lunettes fumées, aussi rouges que sa robe, lui cachait le regard.  

- Nous connaissons-nous, Madame ?  

- Monsieur le Président, je ne peux pas vous laisser partir sans vous présenter mon protégé.  

A ces mots, une seconde silhouette sortit de l’obscurité, celle d’un jeune homme aux habits modestes (Matthias Evans). Son regard était dur et fixait le Président, comme si nul autre ne se tenait à ses côtés. Inquiet, Doumergue fit un pas pour se positionner entre lui et le Président. Mais la femme, d’une seule main, l’agrippa au niveau de la gorge. Sa poigne était étonnamment ferme et Doumergue se sentit pris dans un étau d’acier. Alors les hommes qui les accompagnaient voulurent se saisir de la femme, et du jeune homme. Mais ils furent incapables de la faire bouger d’un centimètre, et sa poigne était toujours aussi intraitable. Le jeune homme, lui, les repoussa avec une violence et une facilité déconcertantes. Il sortit un poignard et s’approcha du Président. Lorsqu’il l’enfonça dans son ventre, il cria :  

- Vive la révolution ! Vive l’anarchie !  

Alors que le Président s’écroulait au sol, l’ensemble des hommes présents tombèrent sur le jeune homme. Leurs forces jointes étaient à peine suffisantes pour le maintenir au sol. Il possédait une force incroyable pour un si petit gabarit ! Doumergue put enfin respirer lorsque l’inconnue relâcha son étreinte. Il eut besoin de quelques secondes pour retrouver ses esprits. Lorsqu’il releva la tête, la femme avait disparu dans la nuit…  

 

**  

 

- Nicéphore ! On ne peut pas avoir l’esprit clair quand on vit dans un tel désordre !  

Le jeune savant leva les yeux au ciel en entendant cette voix s’élever dans l’atelier. A la vue de cette nouvelle visite, Gédéon s’éclipsa rapidement, et Gabrielle décida de se concentrer comme jamais sur les plans qui s’étendaient devant elle.  

Une femme d’un âge certain (Olivia Fallon) s’avançait avec autorité entre les amoncellements de ferrailles, turbines et autres accessoires. Son visage rigide exprimait très clairement le dégoût qui l’envahissait à mesure que son regard se promenait sur l’atelier. Nicéphore, bien malgré lui, s’avança et tenta un sourire.  

- Mère, que me vaut le plaisir…  

Euphrasie Arbogast n’était pas de celles qu’un sourire adoucit.  

- Voir mon fils, quelle question ! Si je ne me déplace pas, je ne saurais même pas si tu es toujours vivant. Et quand je vois le taudis dans lequel tu vis, je me demande même comment c’est encore le cas !  

Apercevant Gabrielle qui s’efforçait de se faire discrète, le dos tourné :  

- Et je ne vois vraiment pas l’intérêt de payer une femme de ménage ! De toute évidence, elle ne conçoit rien à l’ordre et à la propreté…  

Gabrielle rougit de colère, mais préféra ne pas réagir. Ses essais antérieurs s’étaient révélés peine perdue.  

- Mère, je vous ai déjà expliqué que Gab…  

- Franchement Nicéphore, quand vas-tu t’établir ? L’office notarial de feu ton père est toujours vacant, et dès que nous t’aurions marié convenablement, tu pourras enfin laisser derrière toi ces jouets pour enfants.  

Elle désignait avec dédain la carcasse mécanique du Truitophandre sur lequel travaillait son fils. Le « jouet pour enfant » lui permettrait, s’il avait vu juste, de photographier les fonds marins… Euphrasie s’empara des plans complexes de la machine. Elle le regarda à la lueur d’une vitre en fronçant le nez, réajustant sa paire de lunettes.  

- Je n’y comprends goutte. Sais-tu au moins ce que tu griffonnes ?  

- Mère, laissez. C’est très complexe…  

- Dis que je suis sotte pendant que tu y es !  

Nicéphore ne comprenait pas cet intérêt nouveau que sa mère portait sur sa vie. Tranquille depuis la mort de son père, elle s’était soudain mise en tête de se faire omniprésente dans l’atelier, critiquant et s’offusquant incessamment du train de vie que menait son fils. Sous-entendant son mariage prochain, son avenir futur aussi brillant d’intérêt qu’une charentaise, elle fouinait partout, reluquait chaque plan qui trainait (et il y avait l’embarras du choix), en réajustant cette paire de lunettes affreuse et qui lui alourdissait le visage.  

Nicéphore était en train d’imaginer quelle explosion de poudre il pourrait « malencontreusement » faire survenir pour la faire déguerpir, quand le carillon annonça une nouvelle visite. Il vit Napoléon Croquevieille (Franck Elioth), l’inspecteur de la Sureté parisienne, pénétrer dans l’atelier. Il le rejoignit avec un plaisir non dissimulé, laissant sa mère fureter au-dessus de l’épaule de Gabrielle.  

- Inspecteur ! Votre visite m’a rarement autant fait plaisir !  

Mais le visage sombre de l’inspecteur l’avertit que son humeur n’était pas à la légèreté.  

- L’heure est grave, Arbogast.  

Nicéphore l’attira dans un recoin de l’atelier et l’écouta.  

- Le président Carnot vient de se faire assassiner à Lyon par un jeune anarchiste.  

- C’est effroyable ! Je partage votre peine, cela va considérablement alourdir votre tâche...  

Il lui posa la main sur l’épaule. Malgré les aventures qui les avaient unis au cours des mois précédents, les deux hommes n’étaient pas devenus tellement intimes. Arbogast mettait trop les nerfs de l’inspecteur à rude épreuve. Aussi il se demandait pourquoi Croquevieille était venu lui annoncer cette nouvelle en personne.  

Croquevieille ne se fit pas prier. Il lança un regard assassin sur la main posée sur son épaule.  

- Bas les pattes Arbogast, je ne suis pas venu chercher un câlin. Si je viens vous voir, c’est parce que vous pourrez peut-être éclairer ma lanterne. L’assassin, un jeune anarchiste italien, nous en a fait voir de belles. Plus de dix hommes pour le maintenir ! Une force surhumaine ! Et voilà qu’au cours d’une de ses crises en prison, alors que la guillotine lui pend au nez, il perd la tête !  

Les yeux grands ouverts, Croquevieille regardait Nicéphore, qui attendait la suite. Mais la suite ne venait pas.  

- Vous ne comprenez pas Arbogast. Il a « littéralement » perdu la tête ! Elle s’est détachée de son corps alors que les gardiens le maintenaient et elle a roulé au sol ! Et son corps continuait de se défendre !  

- Je… Que…  

- Une machine ! C’était une machine !  

- Ca alors…  

Un automate, comme son adversaire de l’autre jour… La coïncidence était trop flagrante. Il était sur le point de s’en ouvrir à l’inspecteur, quand celui-ci continua.  

- Et il y a autre chose, peut-être pire encore… Le jeune homme était accompagné, sur les lieux de l’assassinat, par une femme. Robe rouge vermeille, chevelure blonde presque blanche, lunettes rouges… Cela vous dit quelque chose ?  

L’estomac d’Arbogast se vrilla.  

- … la baronne Von Kell ?  

- Revenue d’entre les morts, dirait-on.  

 

**  

 

Ulrich Kleist sortit dans le jardin de son hôtel particulier des bords du bois de Boulogne. Il franchit la clôture qui bordait la propriété et s’enfonça dans le bois. Il marchait vite, le visage fermé. Derrière lui suivaient en silence deux femmes, dont l’une, plus âgée, devait trottiner pour garder l’allure. Mais ni l’une ni l’autre ne semblait essoufflée par l’effort et toutes deux gardaient un visage impassible. Ils marchèrent ainsi plusieurs minutes, entre les arbres dans la pénombre de ce début de soirée, puis parvinrent finalement aux abords d’un vaste hangar retiré en plein milieu de la forêt, d’où provenaient des sons métalliques. A l’intérieur, les trois personnages longèrent un vaste entrepôt où des ouvriers étaient affairés auprès de hauts fourneaux et de machineries aux rouages imposants, qui fonctionnaient à fond de train. Sur des chaines de travail motorisées défilaient des morceaux de corps métalliques, à apparence humaine. Des soudeurs, munis de lunettes de protection, fondaient ensemble des articulations d’un torse, d’une jambe ou d’un crâne sans visage. Kleist et ses deux compagnes poursuivirent leur chemin sans prêter attention à ces travailleurs, qui le leur rendirent bien.  

Ils s’enfoncèrent jusqu’à la porte cadenassée d’un escalier, qu’ils descendirent pour parvenir aux sous-sols du hangar. Une vaste salle s’y étendait sur la même superficie que l’entrepôt. Des carcasses de machines énormes reposaient là, attendant qu’on les fignole. La plus aboutie d’entre elles avait l’apparence d’une chauve-souris métallique, sur laquelle pendaient de vastes ballons de toile dégonflés. Au milieu de cet étrange musée, un seul travailleur était actif : un homme au teint buriné, un tatouage sillonnant son visage, était penché devant un vaste établi rempli de pièces de métal de toutes formes. Autour de son cou, un épais collier de plomb le reliait par un câble à une turbine sur laquelle vrillaient des rayons électriques.  

Kleist s’approcha de lui et interrompit son travail lorsqu’il jeta devant son visage un tas de photographies. Manoa Temaru (Aethawa Ungava) releva le visage vers ses trois visiteurs et les regarda en silence. Kleist éleva la voix, visiblement en colère.  

- Dites-moi ce que vous voyez sur ces photographies.  

Temaru les fit défiler entre ses doigts.  

- Des plans, semble-t-il.  

- Vous seriez bien malin de me dire à quoi ces plans font référence ! Car elles sont toutes floues ! Ou surexposées ! Ou obscures !  

Temaru le regarda avec mépris.  

- Que voulez-vous que ça me fasse ?  

- Vous êtes ici pour me montrer vos talents. Alors tâchez de vous appliquer davantage !  

Il jeta devant lui une paire de lunettes épaisses.  

- Corrigez-moi ces lunettes photographiques. Mme Arbogast ne me sert à rien sans un bon matériel.  

A l’aide d’un tournevis, Temaru se contenta de resserrer quelques minuscules boulons discrètement placés dans l’armature des lunettes.  

- Un enfant aurait pu vous le faire…  

Kleist n’apprécia pas l’allusion et lui retira la paire des mains. Il la replaça sur le visage d’Euphrasie Arbogast, l’une des deux femmes qui le suivaient. Puis il fourragea avec sa main dans un emplacement sous l’aisselle de la matrone. Sa tête s’inclina et une lueur quitta son regard. Kleist la repoussa légèrement pour qu’elle retombe, inanimée, sur une chaise. Le savant suisse se retourna vers son prisonnier. Il l’observait avec une lueur sombre.  

- Mes automates ont encore des défauts. Tant qu’ils les auront, ils ne pourront mener leurs missions jusqu’au bout. Jusqu’à présent, seule la baronne ne m’a pas fait défaut.  

A ses mots, il claqua les fesses de la deuxième femme qui l’accompagnait, une blonde platine aux lunettes fumées de rouge. Celle-ci le regarda sans exprimer de réaction.  

- Avez-vous étudié mes plans ? Avez-vous trouvé le défaut ?  

Temaru répondit avec lassitude.  

- Je vous ai déjà répondu que je n’avais pas ces compétences. Il n’y a qu’un homme qui saurait faire fonctionner ces maudites machines. Et cet homme, c’est…  

- Ne terminez pas cette phrase !  

Kleist s’était emparé du Tahitien par le col et lui crachait ses paroles au visage. Ses yeux reflétaient une colère sourde et presque maniaque.  

- Arrêtez de croire que cet Arbogast en sait plus que les autres. Il ne sait rien que je puisse faire aussi bien. Ou que je saurai bientôt faire ! Rien de plus que moi, ni lui, ni vous, ni les autres ! Je l’ai encore démontré hier à cette Académie de vieux savants fous.  

- Avec un automate déficient. Heureusement que ces vieux savants fous sont impressionnables !  

Kleist se tourna vers la baronne, surpris. Elle avait prononcé ses mots d’un ton tout à fait neutre… Qui lui avait apprit l’insolence et l’ironie ? Elle était son premier automate, et sa plus belle réussite. Mais qu’avait-il fait sur elle qu’il n’avait pas su réitérer sur ses autres machines ? L’ignorer le rendait fou. Et il constatait que sa créature évoluait sans cesse. Ce qui ne manquait pas de l’inquiéter. Déjà pour l’assassinat du Président, elle avait prit la liberté de déléguer sa mission sur un autre automate, incomplet. Ce qui avait peut-être eu l’effet de la protéger, mais aussi de rapprocher les soupçons sur les technologies de son maître. Elle avait « réfléchi »… Il s’approcha d’elle.  

- Ma chère, je crains que vous ne commenciez à surchauffer. Peut-être vaudrait-il mieux vous reposer…  

Il s’apprêta à glisser sa main sous l’aisselle de la jeune femme, mais celle-ci agrippa son poignet. Le visage de Kleist se tordit de douleur à mesure que la baronne serrait son avant-bras entre ses doigts.  

- Je n’ai pas terminé ma mission, professeur.  

Elle le relâcha, et il s’effondra à genou contre son poignet endolori. Il regarda son visage impassible avec une certaine frayeur. Elle n’y prêta pas attention et s’adressa à Temaru.  

- Le professeur Kleist a besoin de se confronter à Arbogast incessamment sous peu. Tant que cet homme ne sera pas détruit, le professeur ne brillera pas comme il devrait le faire. Vous êtes ici pour une chose et une seule. Terminer les plans de cette machine.  

Elle se retourna pour désigner l’énorme chauve-souris. Ce geste lui permit d’apercevoir Ulrich Kleist qui s’apprêtait à la frapper avec une barre de mine. Elle intercepta le coup d’une seule main, avec laquelle elle plia le métal comme s’il se fut agit d’une brindille. Puis elle gifla le savant avec une telle force qu’il alla s’écrouler sur le sol, inanimé. Temaru profita de cette altercation pour saisir un fer à souder afin de frapper la femme automate, mais elle s’écarta subitement et le Tahitien frappa dans le vide. Se faisant, il tendit le câble qui le retenait par le cou et reçut une décharge électrique qui le fit se tordre de douleur. A genoux sur le sol, il reprenait sa respiration. La baronne s’approcha de lui et le toisa de toute sa hauteur.  

- Refusez-vous de terminer votre mission ? Dois-je vous rappeler que le professeur Kleist sait que votre fille est arrivée à Paris ?  

- Non… Je ne refuse pas. Mais je n’ai pas les connaissances suffisantes…  

- De quoi avez-vous besoin ?  

- Des compétences de Nicéphore Arbogast.  

- Alors j’irai chercher ce qu’il faut dans son atelier.  

 

* lire Nicéphore Arbogast et les Voleurs de Tour Eiffel  

 

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Un film de Fano TOENGA TE POKI  

Sur un scénario original du Corbeau  

 

Avec  

Weston HATCHER - Nicéphore Arbogast  

Toni BERGMAN - La baronne Van Kell  

BRUME - Gabrielle Bellery  

Isaac CHENOWITH - Ulrich Kleist  

Gregory RENCOIN - Gédéon  

Franck ELIOTH - l’inspecteur Napoléon Croquevieille  

Aethawa UNGAVA - Manoa Temaru  

Laurie PATTON - Hinepotea Temaru  

Olivia FALLON - Euphrasie Arbogast  

Matthias EVANS - Sante Geronimo Caserio  

 

Sur une musique de Jessica BERRY

Scénario : (3 commentaires)
une superproduction de science-fiction (steampunk) de Fano Toenga Te Poki

Weston Hatcher

Toni Bergman

Isaac Chenowith

Brume
Avec la participation exceptionnelle de Laurie Patton, Aethawa Ungava, Franck Elioth, Gregory Rencoin, Olivia Fallon, Matthias Evans
Musique par Jessica Berry
Sorti le 15 avril 2034 (Semaine 1528)
Entrées : 28 345 974
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