En se réveillant en ce doux matin du 31 octobre, Jon avait ressenti la douleur plus que jamais auparavant. Sa respiration, d’abord, saccadée et bruyante, qui lui donnait l’impression à chaque inspiration d’avaler du métal en fusion, le même métal en fusion qui lui avait échauffé les yeux plus de cinquante années durant à la fonderie. Puis son crâne, enserré dans un étau mordant, tenace, fixé à jamais, selon toute apparence, et lui donnant envie de prendre à bout de bras sa tête et de la projeter au loin, pour ne plus ressentir cette atroce douleur. Ses articulations, aussi. Elles lui faisaient mal depuis longtemps, celles-là, à tout le moins depuis l’accident… mais ce matin du 31, c’était bien pire. Le moindre mouvement lui arrachait un petit gémissement douloureux, et ses os semblaient bien décidés à s’effriter complètement avant la fin du mois à venir. Dès son réveil, il avait semblé à Jon que, sa vie derrière lui, l’heure de la mort était finalement venue.  

Toute la journée, assis dans son vieux fauteuil berçant, il avait passé en revue les faits marquants de sa longue vie. Né dans une famille trop nombreuse, il avait vécu la pauvreté et la privation, alors que son pauvre père se démenait à la fonderie pour un salaire insuffisant. Toute son enfance, il avait été un garçon tumultueux et combattif, fougueux et déterminé. Jeune homme, Jon avait gardé ces traits de caractère, mais y avait en plus ajouté un romantisme exacerbé et un goût toujours plus marqué pour la culture et le politique. Malgré tout, sa condition ne lui avait pas permis de poursuivre de longues études. Aîné de la famille, il était rentré à la fonderie à treize ans, et la plupart de ses rêves s’étaient dès lors volatilisés. Plus tard, il s’était fait le leader d’un mouvement pour la syndicalisation des ouvriers et la lutte avait été féroce, mais finalement vaine. La naissance des enfants de Jon, des jumeaux, Lucy et Luc, avait mis un terme à ses revendications et il était entré sagement dans les rangs.  

Comble du malheur pour un homme de sa trempe, toujours animé de multiples désirs, sa vie était devenu d’une terrible banalité. À la lutte revendicatrice, Jon avait lentement substitué la lutte contre la sobriété. Et puis un jour était arrivé l’accident… L’accident qui lui avait coûté sa femme et son fils, puis, ultimement, sa fille. Sa fille qui n’avait pas pu accepter la mort de sa mère et de son frère. Sa fille qui n’avait pas plus été capable de pardonner à son père, en apprenant que c’était lui, le responsable, lui qui avait bu, lui qui avait quitté la route des yeux pour mieux crier sur sa femme. Sa fille qui lui avoua avoir préféré mille fois que lui périsse et eux survivent. Dieu savait qu’il aurait mille fois préféré cela, lui aussi, mais il n’en avait pas moins perdu sa fille ce jour là, à tout jamais.  

Et pourtant ! Pourtant, Lucy vivait toujours dans le même village que lui, dans ce même quartier d’ouvriers où elle avait été élevée avec son frère, et qu’elle n’avait pu se résoudre à quitter, en dépit du dégoût qu’elle éprouvait désormais pour son père. Celui-ci avait profité à maintes reprises de cette proximité pour tenter de la revoir, de lui parler simplement, mais en vain. La porte demeurait close devant lui, peu-importe les mots qu’il lui adressait dans l’espoir de la voir s’ouvrir. Et il n’avait même jamais parlé à ses petits-fils, maintenant âgés au plus de huit à dix ans. Ils devaient être en train de se costumer, à cette heure-ci, pour la récolte d’Halloween. Comme il aurait aimé les voir ! Comme il aurait aimé vois sa fille Lucy avez eux, lorsqu’ils viendraient frapper à sa porte et lui commander des bonbons du ton impérieux que prennent tous les enfants à cet âge. Mais Jon savait trop bien que leur mère leur demandait d’éviter soigneusement la petite maison jaune, celle située au cœur du quartier et une des plus accessibles et accueillantes pour les enfants en quête de sucrerie.  

Le soir était venu quand Jon eut soudain l’illumination. Certain qu’il était de ne pas survivre suffisamment longtemps pour revivre une nouvelle fête d’Halloween, ni même peut-être celle de Noël, il allait profiter des derniers instants de sa vie pour se remémorer son enfance si animé et finalement si heureuse, par contraste avec sa vieillesse solitaire et triste. Se levant péniblement de son fauteuil, il se dirigea à pas de tortue vers un vieux coffre au fond de ce qui avait été la chambre de son fils. Y ayant trouvé ce qu’il cherchait, un miracle étant donné le fouillis des vieilles affaires qui trainaient là, il enfila le long manteau noir et se couvrit la tête avec son large capuchon. Il troqua aussi sa vieille cane en bois usé pour un manche à balais au bout duquel on avait jadis attaché un boomerang argenté, en guise de lame. Il s’équipa enfin d’un grand sac aux couleurs extravagantes et se dirigea vers l’extérieur de la maison.  

Il ferait froid ce soir, et ses vieux os allaient lui faire payer cette escapade au grand air, mais sa détermination était plus forte que la douleur. L’heure de la récolte était venue, pour la Mort qui attendait impatiemment, et pour Jon, qui n’allait pas partir ainsi sans revoir une dernière fois sa fille perdue…  

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Jon – Ronald Torkildsen  

Lucy – Estelle Camacho