C'était comme une feuille qui se serait décrochée de sa branche. Amin (Aslan Karagül) était parti et sa compagne Sarah (Sharon Jankel) ne pouvait l'oublier.  

Ils s'étaient connus jeunes, au lycée - premiers baisers, premier amour - et un amour durable à la surprise de tous. Ils avaient tous deux poursuivi dans des facultés différentes mais vivaient ensemble.  

Du côté de leur famille respective, personne n'avait compris : Amin, jeune beur premier de la classe, cité en exemple par ses profs et promis à un ascenseur social riche de réussites, avait claqué la porte au nez de la fratrie - refusant le mariage au bled et préférant s'acoquiner avec cette "feuj'", comme ils disaient là-bas. "Tu as tué la mère !" lui avait un jour craché son ainé. Non : il n'avait tué personne. Juste pris ses propres décisions, cassant le schéma de la tradition. Si ça coinçait un jour, il ne pourrait s'en prendre qu'à lui-même. Il n'était pas toujours fier de cette indépendance chèrement acquise mais avait appris à la déculpabiliser - merci à Sarah.  

Elle-même avait eu fort à faire. Issue d'une famille traumatisée par la Shoah, à fleur de peau et un poil parano, elle avait quitté un giron familial tout aussi étouffant. Tous les deux venaient de la classe moyenne mais si Amin avait rapidement trouvé du travail dans le BTP chez un cousin éloigné - tout en continuant ses études - cela avait été un peu plus difficile pour elle. A défaut, elle gardait les fillettes de sa jeune voisine Annick (Ashlee Pietrantonio), caissière - ce qui lui permettait de rester sur place et de veiller les mômes tout en révisant. Ils avait trouvé un petit appartement dans une ancienne résidence HLM pour personnel SNCF. Sans problème si ce n'était le bruit des uns et des autres et l'absence de véritable vie privée.  

Sarah se promenait à présent dans le square municipal proche. Pas d'été indien cette année, on se serait presque cru dans un "manga pour fille" tellement les arbres se dénudaient à la vitesse d'un cheval au galop et semblaient brasser au gré du vent autour d'elle. Amin parti, sa vie avait basculé et elle demeurait à présent dans le seul souvenir.  

Son thérapeute, le séduisant Dr Ballard (Maxxie Kanno) le lui avait dit : après le déni de la dépossession, il y aurait le chagrin et la douleur, puis enfin la phase de reconstruction. A la différence de ses parents et de son frère Eric (Jack Halter) qu'elle soupçonnait de comploter dans son dos, Ballard l'avait incité à ne pas voir trop de monde : si elle devait passer par un stade de repli sur elle-même, elle ne devait pas se faire violence. C'était le processus "normal".  

Elle voyait Amin à ses côtés alors qu'elle savait pertinemment qu'il n'était plus là.  

Il avait suffi d'un rien. Une norme de sécurité non respectée sur le chantier, une mauvaise chute, une ambulance arrivée trop tardivement. Et voilà que son ex-belle famille la torturait, avançant que c'était sa faute s'il avait du trouver du travail pour faire survivre le couple dans cette grande ville de province.  

Elle regardait les enfants s'ébattre dans les tapis d'herbes sous le regard vigilant de leur famille. Peut-être aurait-elle du faire preuve d'autant de vigilance vis-à-vis de son unique amour. A 28 ans, elle avait la vie devant elle, n'avait jamais connu qu'Amin - c'était comme si on lui avait retiré toute sa force, toute volonté de continuer. Et dire que quinze jours auparavant, ils évoquaient encore un mariage à la mairie avec leurs amis.  

Il était toujours là, à lui sourire. Ils avaient été des misfits qui avaient cru qu'à deux ils pourraient se libérer des contingences familiales, sociales. A deux doigts de finir ses études de droit, son stage de futur jeune avocat prévu dans quelques semaines… Ce qu'ils s'étaient dit… Etait-il possible qu'en tant que couple sans nuage, leur bonheur ait été tellement indécent qu'il fallait que la vie (et la mort) les rattrape ? Pourquoi pas elle ?  

Amin le répétait sans cesse : "Dans la mort, ceux qui restent sont les seuls à plaindre". Devait-elle pour autant rester là, sur ce banc, à observer le déclin automnal de la nature, à geindre sur elle-même ? Devait-elle retourner chez ses parents faire amende honorable ? Ce n'était qu'un "stade", elle devait s'en remettre - et aucune piété ne l'aiderait.  

En attendant, cette douleur inédite la déchirait et elle ne savait pas comment lui faire face sans devenir folle.  

(Script original)