Le ciel était invisible. Une épaisse brume bleue flottait sur les ruines désolées de Feldanor, abandonnés depuis maintenant un siècle. La végétation avait investi les lieux, cassant la pierre noire sans aucun regret de la beauté fracassée. Seule demeurait une grande statue, faisant trois mètres en hauteur, représentant un guerrier recouvert d’un long manteau et d’une cape, et portant en main gauche une gigantesque épée de bronze. C’était le Guerrier de Pierre, protecteur du royaume déchu de Feldanor, supposé chasser tout ennemi voulant pénétrer la cité. Désormais, il n’était plus qu’un perchoir pour les vautours, mais la crainte qu’il inspirait à sa construction était toujours en lui, et nul humain ne voulait plus s’en approcher.

***

Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre, un homme suivait seul la grande route de Rildof, qui reliait les terres fertiles de Melkar aux landes rocailleuses de Feldanor. Jadis emprunté par de nombreux commerçants avec leur charrette, le chemin était aujourd’hui voué à la ruine, puisque personne n’en faisait plus l’entretien. L’homme marchait avec empressement, n’ayant point trouvé de cheval capable de faire le trajet. Non pas que l’endroit était difficile pour eux, mais les bêtes perdaient courage plus ils allaient vers l’ouest, et souvent abandonnaient leur maître dans le brouillard bleu de Feldanor, où les hommes se perdaient rapidement et n’était plus revu. Mais Torinor connaissait le pays, pour en avoir étudié les cartes avec attention, et sa volonté était indéfectible en cet instant.

Bien que jeune, l’homme gardait souvenir des événements centenaires du grand royaume de ses aïeux. Il n’y avait guère vécu, et pourtant sa mémoire lui offrait à maintes reprises les images du Noir Sorcier, ce conseiller bien-aimé de la reine Alda la Grande, qui dans sa soif de pouvoir avait fait sombrer la dame sous son charme, afin qu’elle lui remette, de plein gré, les rênes du prospère et heureux royaume. Le Noir Sorcier et son serviteur invétéré, un puissant guerrier vainqueur de nombreuses guerres sauvages, avaient ensuite fait tomber Feldanor dans la décadence, pervertissant les citoyens aux pires péchés, faisant d’eux les ennemies de leur propre havre de paix.

Alors, le Guerrier de Pierre s’était levé, dans un fracas épouvantable, brisant le puissant socle qui le retenait au sol pour chasser de Feldanor tout le mal qui s’y trouvait. Monstrueuse fut la colère du Guerrier de Pierre, qui ne fit point de quartier pour ceux qu’il avait aimé, et encore plus monstrueux fut-il lorsqu’il tomba sur le Noir Sorcier et son serviteur, mais il était déjà trop tard. Les deux avait plongé le pays sous la brume, conférant les pires malédictions à la terre, la condamnant à se pourrir petit à petit, propageant le nuage bleu sur toujours plus de territoires, et même sur la fertilité de Melkar.

Torinor, pourtant, était persuadé de pouvoir enrayé la malédiction, préservant le reste du monde de la ruine lente et atroce du Noir Sorcier. Mais pour cela, il lui fallait impérativement retrouver les restes du corps de ce dernier, et donc, par le fait même, réveiller leur possesseur, le Guerrier de Pierre…

(Première phrase du deuxième paragraphe tirée du roman Germinal d'Émile Zola)