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MMP présente
Tangerine Dream - un rêve mandarine

14 Décembre 1974 - Cathédrale de Reims, France.  

 

La chanteuse Nico vient de terminer son set, une première partie durant laquelle les esprits se sont déjà bien embrumés. La fumée des joints allumés depuis une grosse demi-heure forme une voûte, sorte de semi-brouillard qui enrobe sculptures et vitraux. L'organisateur a été débordé par le succès de son initiative : 5 000 hippies de la région s'entassent ici dans l'attente de cette "sensation rock" venue d'ailleurs, ces étranges berlinois du "rêve mandarine". La plupart des gens ont resquillé, certains sont venus avec leur bébé sous le bras. C'est le chaos.  

 

Porté par une presse rock enthousiaste et un album (Phaedra) classé dans le TOP20 anglais, le groupe est en tournée : son premier disque chez Virgin Records est aussi le premier contact de l'Occident non-germanique avec ce trio de compositeurs qui déplace leurs gigantesques synthétiseurs sur place, véritables "machines à rêver".  

 

Si le 33 tours est un succès et si le groupe est intégré dans la vague naissante du "krautrock" - dit "rock allemand" ou "rock choucroute" en hommage culinaire à leur nationalité - Tangerine Dream reste un mystère : ils donnent peu d'interviews, jouent dos au public, presque méprisants et concentrés sur leur machines. Leurs concerts sonnent fort et durent longtemps - parfois plus de trois heures pour des titres improvisés jusqu'à trois-quart d'heure - et le caractère sacré de l'endroit, la résonance du lieu, donnent une parfaite illustration de ce que l'on appelle déjà la "musique cosmique".  

 

Quand les premières nappes résonnent, tout le monde pense que le concert a démarré. Ce que le public ignore encore, c'est que les machines de l'époque sont extrêmement fragiles, que les conditions d'humidité, de température et les frimas de l'hiver sont un calvaire pour les musiciens/techniciens… Durant les 25 premières minutes de leurs prestations, les Tangerine Dream ne font qu'accorder leurs synthés. A ce moment-là, ce qui passe pour de la "musique expérimentale" n'est qu'un réglage.  

 

Les allemands ne sont pas les seuls à "tourner" avec cette énorme lutherie d'un nouveau genre : Yes, Genesis, Klaus Schulze, King Crimson et bien sûr Pink Floyd ont ouvert la voix. Mais "TD" ne se repose pour le moment que sur ces machines. Leur nombre, les lumières qu'elles émettent, leur masse, font le spectacle.  

 

Le lendemain de leur prestation, le Vatican et l'Evêché ne pourront que constater les dégâts : certains dans le public se sont "oubliés" dans les bénitiers, d'autres ont baisé dans les coins, le vandalisme n'est pas loin et la presse de droite se déchaîne sur l'"apocalypse de Reims". Le groupe - et toute autre formation "rock" - sera privé de lieux de cultes catholiques. Il faudra attendre 1995 avant que TD (dont la musique a largement évolué) ne se produise à nouveau dans une église…  

 

Yahia Karioun revient sur les "lieux du drame", retrouve l'organisateur français (aujourd'hui retraité EDF) et Philippe Manoeuvre - qui à l'époque est un des rares à pourfendre le groupe dans Rock'n'Folk, prétendant pouvoir refaire leur musique avec des ustensiles de cuisine !  

 

1965 - Cadaquès, Espagne.  

 

Le jeune Edgar Wilmar Froese a 21 ans. Lui et quelques potes viennent de fonder un groupe de rock/blues reprenant des standards, The Ones. Ils tournent, complètement fauchés, à travers l'Europe, font une première partie de Johnny Hallyday. On les considère alors comme des rockeurs hippies et se fondent dans cette vague.  

Leur passage sur la péninsule ibérique attire l'attention d'un certain Salvator Dali qui, enthousiasmé par leur énergie, les invite alors à jouer lors d'une exposition qu'il organise chez lui. Pour Froese, la rencontre est essentielle, fondatrice.  

 

Le groupe reviendra jouer chez le peintre / sculpteur médiatique et se séparera en 1967, peu de temps après la sortie de leur premier single Lady Greengrass / Love of Mine. Un sticker sur le 45 tours prétend qu'il s'agit là d'une "musique pour hippies". Edgar n'est pas satisfait… Ce guitariste, étudiant / sculpteur à l'Académie des Arts de Berlin Ouest, veut aller au-delà du rock. Il fonde immédiatement un nouveau groupe dont le nom est inspiré d'un des vers de Lady Greengrass : Tangerine Dream. Le groupe fait du "free-rock", à la recherche d'une identité sonore et inspiré par les vétérans de la scène anglaise.  

 

Le Berlin Ouest de l'époque, est un creuset d'art contemporain - îlot de liberté entouré par l'Allemagne de l'Est : la jeunesse est créatrice, "Peace & Love", intellectuelle et se produit dans les dizaines de clubs. Une scène musicale locale extrêmement riche s'épanouit, aidée par de petits labels fondés la plupart du temps par quelques margoulins qui ont compris leur intérêt. Les groupes sont créés, changent de personnel toutes les semaines ou presque au gré des envies et des ambitions des uns et des autres : les premières moutures de TD n'y échappent pas - de 1967 à 68, c'est plus d'une vingtaine de musiciens qui se succèdent - parfois pour quelques mois, parfois pour un concert improvisé…  

 

Ce n'est qu'en 1969 que le groupe se stabilise autour de Froese (guitare), Klaus Schulze (batterie) et Conrad Schnitzler (effets). Il est à noter que leur seul disque commun - Electronic Meditation qui sort un an plus tard - sera le chant du cygne de cette formation, l'intellectuel Schnitzler s'orientant vers une musique concrète encore plus bruitiste et expérimentale et le jeune Schulze vers une carrière solo qui s'orientera très vite aussi vers l'électronique instrumental. Deux musiciens qui continuent à ce jour.  

 

De 1970 à 1973, Tangerine Dream égrène donc 4 disques - dont un double-album "concept", spécialité des 70's - pour un public de connaisseurs. Dès 1971, des boutiques d'import en France et en Grande-Bretagne s'intéressent à cette nouvelle tendance. Des radios même, commencent à diffuser quelques extraits de ces sons germaniques imprévisibles. Plus tard, ils s'imposeront dans les génériques des émissions TV.  

 

C'est à ce moment qu'un certain Richard Branson, jeune entrepreneur fondateur de Virgin Records sent le vent du changement tourner et décide de "faire son marché" auprès des groupes berlinois les plus en vue (TD, Schulze, Can, Ash Ra Tempel) : il leur offre à tous une logistique (leur fameux "Manoir" de Shipton-on-Cherwell), de quoi tourner et une image "hype" (Branson peut se féliciter d'avoir eu le nez creux de sortir Tubular Bells de Mike Oldfield, repris dans L'Exorciste de William Friedkin).  

 

Lou Courtenay revient au manoir, s'entretient avec Branson en personne sur les ambitions du label à l'époque, les ingénieurs du Manoir nous expliquent les secrets du "son" Tangerine Dream des années 70. Notre journaliste retrouve d'éminents membres de la presse "rock" de l'époque.  

 

1985 - Hollywood, Los Angeles, USA  

 

Le groupe vient de signer pour composer le score du Legend de Ridley Scott, un film de fantasy avec Tom Cruise et Mia Sara. Froese n'est guère fan du cinéma hollywoodien actuel, qu'il trouve souvent trop violent - mais il est aussi un pragmatique - à l'image de son idole, Dali : depuis le début des années 70, il a compris que la diffusion de leur oeuvre à travers le cinéma était une option intéressante, plus financière qu'artistique. Quand il signe avec Peter Baumann et Chris Franke fin 1973 chez Virgin, quittant ainsi le giron du label Ohr de R. Ulrich Kaiser, il sait pertinemment que Branson voit dans la formation une opportunité commerciale : lui-même, Froese, devra rendre des comptes. On ne signe pas un contrat de 10 ans sans contreparties sur les chiffres de vente.  

 

Froese joue donc dès 1976 et avec succès la carte de l'ouverture artistique vers une formule musicale plus structurée et mélodique (Jean-Michel Jarre est passé par là), reprend la guitare pour le bonheur des fans, finit par renoncer aux très longues plages d'une demi-heure et - sous l'impulsion du management -, décide d'attaquer les USA de front : leur "show laser" et leur musique purement instrumentale cartonne auprès des intellectuels de la Côté Ouest, Hollywood finissant par fatalement s'intéresser à eux. Fondée en 1972, la formation Froese / Franke / Baumann devient alors celle qui marquera à jamais l'histoire du groupe.  

 

Mais si le trio se lance dans la Bande Originale de Film, cette dernière réclame une discipline et une cadence que Baumann n'est pas prêt d'accepter. Le cadet s'en ira donc, marquant la fin d'un "âge d'or" que beaucoup regrettent encore. Mais qu'importe : Tangerine Dream est LA création de Froese, qui survivra à toutes les crises et la machine est lancée, alternant album-studio, album en concert et B.O - ces dernières permettant d'investir dans des instruments électroniques hors de prix à l'époque.  

En 1983, peu de temps après la sortie du score de Risky Business (où ils partagent la vedette avec Prince, Journey, Phil Collins et Bryan Ferry), ils annoncent leur départ de Virgin et signent sur un label US.  

 

S'ensuivent quelques erreurs "stratégiques" pour Froese : signer avec Universal pour la série Tonnerre Mécanique / Street Hawk au moment où leur ami Michael Mann (avec lequel ils ont déjà travaillé sur Le Solitaire / Thief et La Forteresse Noire / The Keep) leur propose le score de sa série Deux Flics à Miami / Miami Vice, un label qui ne les suit pas, des choix artistiques malheureux...  

Et Legend donc. Quand le groupe signe (à nouveau) avec Universal, il ignore que le film subira un development hell qui en fera une oeuvre quasiment maudite. Quand le métrage sort enfin en salles en Europe, c'est avec la musique de... Jerry Goldsmith, lui-même ignorant l'implication des berlinois dans la production !  

 

Manon Eichinger revient sur ce raté majeur, interviewe Ridley Scott, le fils du producteur Arnon Milchan, la veuve de Goldsmith et Chris Franke, compagnon de route de Froese à l'époque.  

 

7 octobre 2001 - Bernau, Allemagne  

 

Le temps est passé. Tangerine Dream est redevenu un groupe indépendant, produisant sous son propre label. Le marché de la BO a tellement évolué que Froese n'y touche plus depuis trois ans. Chris Franke est parti en 1987 après 15 années de collaboration, exténué par le rythme de production imposé par Froese : ils sont en froid et c'est définitif. Le vieux lion bourru est fatigué. Si d'autres de ses anciens collaborateurs (Paul Haslinger en 86-92, Johannes Schmoelling 80-85) ont gardé de bonnes relations avec lui (Peter Baumann, devenu patron de son propre label, revient même financer le groupe entre 1988 et 90), tous se sont définitivement éloignés artistiquement de son leader. On est toujours seul face à soi.  

 

Alors Edgar a décidé de composer une "grande oeuvre classique", un opéra en trois parties inspiré de La Divina Commedia de Dante Alighieri - trois double-albums. Pour cela il a besoin de personnel - il a donc recruté chanteuses, choristes et musiciens, un orchestre même. Un nouveau changement de cap, risqué, que les fans accueillent sans surprise : ces dernières années, seuls lui et son fils Jérome (définitivement intégré au début des années 90) étaient à la manoeuvre et le duo montre de sérieux signes d'essoufflement. Le (nouveau) souffle - exactement ce que cherche Edgar : la trilogie ne sera pas sans conséquence sur leur collaboration, Jérome cessant toute activité artistique avec son père en 2005.  

 

C'est justement à travers le prisme du fils, interrogé par notre duo de comédiens, que l'on essayera de comprendre le processus créatif du père, géant de la musique principalement méconnu qui, au travers de plus de 40 années d'existence de son groupe, n'a jamais oeuvré que pour tracer son sillon - créant avec sa formation un pan unique de la musique ambiente / électronique / new-age / techno-pop en fonction des périodes et des instruments utilisés.  

 

Tangerine Dream : un labyrinthe de plus de soixante albums-studio, trente albums-live, plus de trente musiques de films, cinquante compilations, soixante-dix singles, deux-cent trente albums pirates ou fan releases… et toujours en activité(s).  

 

(Script original)

Scénario : (1 commentaire)
une série Z documentaire de Manon Eichinger

Yahia Karioun

Lou Courtenay
Sorti le 12 avril 2019 (Semaine 745)
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