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Guards Brothers présente
Le Sanglot des Vivants

Les paupières de Tanaka s’ouvrirent lentement. La pièce était froide, les rideaux tirés, une odeur de moisissure imprégnait l’air. Dans un mouvement lent, déconnecté, il se redressa et avança, pieds nus, jusqu’à la porte de sa chambre. A quoi bon ? se répétait-il. Du haut de ses quatre-vingt-sept ans, il était pourtant déjà si rouillé. Profite, lui disait sans cesse les Anciens. Profite de ton premier siècle, avant que l’amertume t’avale dans son cycle incessant. Son cycle de douleurs et de regrets, d’ennui et de nostalgie. Inexorablement, la fin de ces cent années s’approchait. Il aimerait déjà tout oublier, effacer ses souvenirs et revenir au point de départ. Être jeune, naïf, candide, l’existence et les souvenirs devant lui.  

Aujourd’hui, il n’était qu’une loque. Un homme qui, face à l’immortalité, ne cesse de regarder en arrière.  

Jeunesse éternelle et Fontaine de Jouvence… pensait-il. Des doux rêves humains qui sont devenus réalité. Et paradoxalement, depuis, plus personne ne vit. Plus personne ne respire. Tous avancent, las.  

Il s’assit dans son salon et ouvrit un bouquin. Il l’avait déjà lu, il s’en souvenait, il y a de ça presque huit décennies. Mais sa soif de découverte s’était épuisée, et reproduire une routine culturelle était la dernière chose qui le ramenait au passé. Le passé… ou est-ce le présent ? Il vivait dans un monde de souvenirs, sa mémoire était tout ce qui le rattachait à la réalité.  

 

Ils étaient six. Six gamins, six rêveurs ; quatre garçons, deux filles. Assis, en cercle, au milieu du Parc Kintoyo. Tanaka était l’un d’entre eux. L’une de ses mains posée sur l’herbe lui servait de tuteur, l’autre tournait délicatement les pages du livre qu’il était en train de lire. Ses cinq amis discutaient : de la pluie, du beau temps, des cigales et des cours. La scène pouvait sembler anodine pour un observateur étranger, mais Tanaka, sans le savoir, la savourait.  

« Tanaka ? » Il reconnut cette voix. C’était celle de Yoko. Elle devait avoir deux ans de plus que lui, vingt centimètres aussi. Mince, les cheveux châtains, les pommettes courbées – un visage que l’on retient, gracieux et parfaitement formé. L’aimait-il ? Il ne le savait pas encore, peut-être le découvrit-il trop tard. Qu’aurait été sa vie avec elle, alors ? Le poids des remords l’envahissait. La temporalité de ce souvenir se figea, les mots de Yoko devinrent une douce mélodie lancinante qu’il se contenta d’écouter.  

Elle passa ses cheveux derrière le lobe de son oreille alors qu’il levait ses yeux vers elle. Yoko pointa son index vers une feuille qu’elle tenait dans sa main : le contenu d’un cours apparemment. Elle lui posa une question, mais il ne se souvenait plus laquelle. La vision de rêve s’estompa alors peu à peu, mais les sensations restèrent. L’odeur de la verdure, l’orchestre grinçant des insectes, le touché de l’herbe sur sa paume, la voix de Yoko.  

 

« Yoko. » murmura-t-il à lui-même.  

Des années qu’il n’avait plus entendu ce nom. Des années qu’il n’avait plus entendu parler qui que ce soit d’ailleurs. Ses mots, à peine perceptibles, étaient éteints par le poids de ces mois de silence. Il n’avait pas la force de pleurer, ses sanglots étaient comme étouffés par l’insistance de l’infini.  

 

Yoko était assise à l’autre extrémité de l’amphithéâtre, gloussant avec ses amies. De temps à autres, Tanaka jetait un coup d’œil dans sa direction. Comme pour vérifier qu’elle était toujours là, à sa portée, s’éloignant pourtant peu à peu au fatidique battement des vagues. Leur professeur se perdait dans un long discours soporifique qu’il aurait aimé pouvoir passer. Certains autour de lui prenaient des notes, dans l’espoir de pouvoir vivre leur prochain millénaire dans l’opulence et la luxure. D’autres n’écoutaient même pas. A quoi bon ? lui avait dit un jour son ami Hideo. Et cette problématique morale s’était finalement ancrée en lui : et si, finalement, cette existence sans fin n’avait aucun sens. La misère physique n’existait plus, les guerres étaient depuis bien longtemps terminées, les rêves s’éteignaient avec l’abondance de possibilités, le bonheur n’était qu’éphémère… Ne restait que l’harmonie, la symbiose et le moment présent. Malheureusement trop vite oublié, trop vite laissé derrière soi.  

Les lampes à énergie éolienne éclairaient discrètement son visage, qui étincelait légèrement sous cette lueur tamisée. Il se mit alors à l’imaginer, se levant et s’avançant lentement vers lui. Personne ne semblait alors prêter attention à Yoko, se frayant un chemin entre ces dizaines de visages anonymes que l’âge avait rendu flous.  

Elle n’était plus qu’à quelques mètres désormais, alors que le décor s’estompait peu à peu, s’effondrant dans un tourbillon de couleurs et de formes indistinctes. Sans qu’il s’en soit rendu compte, Tanaka se retrouva alors dans une étendue sans fin de plaines et de forêts, de lacs et de monts, Yoko à ses côtés. Elle posa sa main sur la sienne, alors qu’une petite bourrasque faisait voleter tendrement sa chevelure magnifique. Tanaka voulut l’embrasser, mais il était comme retenu par un mur invisible. Le vent portait des mots indistincts, le magnifique chant de sa voix, l’indéfinissable appel du lointain passé.  

Soudain, un grondement retentit, en provenance des cieux. Pas un bruit terrifiant, mais le ronronnement lourd et harmonieux d’un brasier qui s’enflamme. Leurs quatre yeux se levèrent vers les nuages. Là, entre les oiseaux aux allures de coups de crayons rapides, une pluie de feuille de papiers. Des centaines, des milliers, des infinités qui, comme dans un ballet savamment orchestré, chutaient délicatement vers eux, portées par le vent. Il s’imagina alors parmi celles-ci, tenant la main de Yoko, s’envolant parmi cet environnement tombant lentement, mais fatidiquement, vers sa perte.  

 

Où était-elle désormais ? Où était la Yoko de ses pensées ? Il se remémorait le chemin parcouru mais n’arrivait pas à définir le moment précis où cette dernière s’était évadée de son champ de vision. Était-ce vraiment son visage ou simplement le souvenir fantasmé et déformé de celle qu’il avait un jour tant aimé ?  

Ses forces le regagnèrent. Au fond de lui, il sentit qu’une faible étincelle émergeait progressivement de l’obscurité. Quelle est cette sensation ? Autour de lui, sa bibliothèque recouvra des contrastes, tandis que la lumière de l’extérieur semblait plus agressive que jamais.  

Il se leva de son fauteuil et alla coller son visage contre la vitre. Un monde. Mais ce n’est plus le mien. Il soupira et scruta la nature qui s’étendait devant lui. De grandes roues collectaient l’énergie du vent, jonchant de part et d’autres la monotonie des arbres et des buissons. Cette vision l’ennuyait, aucun défaut, aucune erreur, aucune inconnue : tout était fondamentalement admirable mais lui n’y voyait qu’un paysage classique, consternant de perfection et de symétrie. Il s’essayait parfois à imaginer les temps ancestraux où l’urbanisme déformait ces belles courbes, où l’atmosphère était irrespirable et où les hommes se haïssaient mutuellement, pour des raisons au-delà de toute compréhension. Ils avaient un avenir pour lequel se battre. Une motivation. Un objectif. Une finalité.  

Tanaka se mit alors à errer, seul dans sa pièce. Tournant en rond, faisant les cent pas entre ses meubles, tentant d’éloigner Yoko de ses pensées, d’éteindre cette flamme si embarrassante. Ce n’est pas le regard des autres qui le gênait, mais sa propre stabilité. La mélodie ne voulait pas disparaître.  

 

Il se retrouva à nouveau au milieu de cette vaste prairie. Cette fois, Yoko n’était pas là. Il était seul, incroyablement seul, enveloppé par un silence pesant. Brusquement, il sentit qu’on lui tapotait à l’arrière du genou. Il se retourna, surpris, et regarda vers le bas. Un être humanoïde minuscule fait de papier blanc, sans traits ni dessins. Il se mit alors à sautiller en direction d’un bosquet proche. Intrigué, Tanaka lui emboita le pas. Mais dès qu’il passa les premiers buissons, l’être disparu. Tanaka eu beau scruter les alentours, l’étrange nain de papier ne réapparut pas.  

Le bois paraissait au premier abord étonnement sombre, presque inquiétant. Les feuilles des hauts arbres ne laissaient passer que peu de lumière et Tanaka hésita avant de faire le premier pas. Pourtant, une fois au milieu de ce microcosme inconnu, il se surprit à y trouver une sorte de lieu de recueillement, paisible et isolé de tout.  

Il marcha à pas feutrés, tentant de ne pas déranger l’équilibre qui régnait ici. Il crut alors voir passé une silhouette, un peu plus loin. Blanche, mince, mais ce n’était pas l’être qu’il avait rencontré plutôt. Non, l’individu était beaucoup plus grand. Il s’approcha alors et distingua alors les traits d’un vieillard. Un homme très âgé, probablement au crépuscule de sa vie. Il n’avait jamais vu de personne aussi vieille, car à vrai dire, tous ignoraient encore aujourd’hui si l’immortalité était réellement infinie. Tout ce qu’il connaissait des cheveux blancs et des barbes grisonnantes, c’est ce qu’il en avait lu dans les livres des Anciens.  

« Tanaka. » murmura le vieillard. Une grande sagesse se dégageait de ses mots. « Ou plutôt devrais-je dire, Moi. » Il était assis sur un rocher subtilement poli couvert d’une fine couche de mousse. Il était habillé d’un kimono blanc, et ne portait aucune chaussure. Ses pieds nus étaient fendus par les hauts brins d’herbe que nul n’avait jamais taillés. « Quelle étrange sensation de me contempler, moi-même, si jeune. Tout ça me semble si lointain aujourd’hui. Une autre vie presque. Peut-être aurais-je dû davantage profiter de ces instants ? Avec le recul, je pense que c’est le cas. Mais je n’en avais pas conscience. Toujours à regarder vers le passé, à ne pas m’inquiéter du futur, et à ignorer le présent. Toi, tu as cette chance. Répare mes erreurs, Tanaka. Ne te morfonds pas dans les tiennes, ne te préoccupes pas du conditionnel, ne refais pas ta vie avec des si, construis-là avec les briques qui te sont données. » Tant de niaiserie et de pureté. Comment un homme si âgé pouvait-il parler avec des mots aussi simples ? Le discours d’un enfant ne serait pas si différent. « Le temps, vois-tu, n’est qu’une illusion. L’ennui n’est qu’un ciment. Tout est relatif : face à l’immensité, nous ne sommes pas minuscules. Nous nous adaptons, nous grandissons, et finalement cette immortalité n’est qu’un leurre. Un leurre qui nous fait miroiter l’infini alors qu’il ne nous offre que des rêves brisés et des remords éternels. Tanaka, j’ai une question : te sens-tu capable de changer cela ? D’agir autrement ? »  

Il lui sourit dans sa barbe. Tanaka resta là, inerte, inquiété et intrigué par cette longue tirade. Il ferma ses yeux, préférant l’obscurité à la contemplation de son lointain lui-même.  

 

Lorsque ses paupières s’ouvrirent à nouveau, il était allongé dans son lit. Il resta immobile quelques minutes, pensif. La signification de cette apparition ne faisait aucun doute, mais était-il désespéré au point de suivre les conseils d’un rêve ?  

Il passa sa main dans ses cheveux et les souvenirs lui revinrent tel un raz-de-marée. Yoko, Hideo, son groupe d’amis, son passé, les visages de sable. Il laissa échapper un sanglot et une larme coula le long de sa joue, mais le temps d’un instant, tout s’envola et il put enfin respirer.  

Il essuya la goutte qui avait glissé jusqu’à sa nuque, se leva d’un bond et marcha énergiquement vers sa porte d’entrée, ignorant par la même occasion le livre déposé sur sa commode. Alors qu’il tournait la poignée, une cicatrice depuis longtemps oubliée se dessina à nouveau sur son visage. Pour la première fois depuis des années, il souriait.  

 

 

***  

Le Sanglot des Vivants est présenté dans le cadre du 5E Festival du Film d’Animation pour Enfants. Co-production entre Guards Brothers et le Studio Mochi, réalisé par Kane Mochibata.  

 

Anton Amram – Tanaka  

Gaia Levanon – Yoko  

Scénario : (3 commentaires)
une série Z d'animation (Le vent se lève) de Kane Mochibata

Anton Amram

Gaia Levanon
Musique par Clarisse Chasen
Sorti le 06 janvier 2035 (Semaine 1566)
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