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Les Films du Corbeau présente
Le Ventre de Paris

D'après le roman d'Emile Zola  

 

 

1854  

 

Elle l’avait cru ivre mort. Mais il était seulement exténué de fatigue, presque mort de faim. Alors elle l’avait relevé du pavé et l’avait jeté sur le tas de légumes de sa charrette. Toute seule, à la force de ses bras de paysanne grasse et solide. Faut dire qu’il n’était pas bien lourd, même s’il était grand. Il était très tôt, il faisait nuit encore. L’aube ne se lèverait pas avant deux bonnes heures, et il lui restait de la route pour arriver jusqu’au cœur de Paris.  

Maintenant, il était là, vautré sur des tas de choux et d’oignons. Il avait saisi une carotte, prise au hasard, et l’avait croquée. Quelques minutes auparavant, il était glacé et presque mort. Une espèce de quiétude montait en lui alors qu’il sentait ses dernières forces le fuir, même s’il échouait si près du but. Maintenant, le sucre du légume pétillait dans sa bouche et ranimait un soupçon de flamme. Il mâcha lentement en regardant défiler le ballet de lampadaires, dont les flammes de gaz défilaient une à une devant lui. La brave paysanne, qui menait son bœuf attelé à la charrette, tourna la tête.  

« Va-t’en me bouffer mes légumes, et je te renvoie sur le pavé…»  

Mais elle n’était pas en colère.  

Cela faisait plus de deux jours que Florent (Bob Peck) n’avait rien avalé, si ce n’était les lieues qui séparaient Le Havre de Paris et qu’il s’était coltiné à pieds. Il était épuisé, affamé, et d’une lassitude de l’âme extrême.  

A un croisement de boulevard, la charrette rejoignit une file d’autres carrioles qui, comme elle, trainaient son paquetage comestible vers le cœur de Paris. Une lente procession dans la nuit muette des rues endormies, où seuls grinçaient les rouages et les essieux de bois. Puis la rangée ordonnée devint cahot lorsqu’ils approchèrent des Halles, où les étals se montaient et s’emplissaient avec frénésie avant que le jour n’amène les premiers ventres vides.  

Florent trouva quelques forces pour aider la maraichère à décharger sa cargaison. Elle le remercia en glissant une poignée d’oignons dans sa poche, qu’il n’osa pas dévorer aussitôt. La pudeur lui revenait, alors que moins d’une heure plus tôt, il s’abandonnait aux pavés. La paysanne harangua un jeune homme qui passait à ce moment, les mains dans les poches.  

« Claude ! Viens-t’en là et débarrasse-moi de cet énergumène. Je l’ai ramassé sur le carreau tantôt. C’est pas un mauvais bougre, mais j’ai du pain sur la planche, moi. » Et s’adressant à Florent : « Suivez-le, il connaît le quartier comme sa poche. Il vous emmènera où vous voulez aller. Ouste maintenant ! »  

Claude Lantier (Eduardo Ramirez) avait la mine débonnaire des gens heureux mais qui se satisfont de peu, comme le prouvaient sa redingote et son feutre troués et rapiécés. Il prit aussitôt Florent sous sa coupe avec bonne humeur, reconnaissant en lui un « frère du pavé ». Il se présenta comme peintre et l’emmena dans sa tournée quotidienne à travers les Halles. Ils traversèrent le quartier des Quatre saisons, arpentèrent celui des beurres et fromages, s’enfoncèrent dans les allées aux viandes et aux volailles. Les Halles étaient une ville dans la ville, où les odeurs, aussi fortes que diverses, fouettaient les naseaux de Florent en un violent mélange qui lui tournait la tête. Il croquait dans ses oignons crus en suivant Claude, l’écoutant et se réjouissant qu’il ait tant de choses à dire et si peu de questions à poser. Claude s’extasia devant des quartiers de bœuf pendus aux crochets, dont les tons bruns et jaunes teintés de rouge sanguinolent l’entrainaient dans des emphases sur la beauté brutale de la brièveté de la vie. C’est que chaque matin, Claude sillonnait les allées pour se remplir d’images qui rempliraient ensuite ses toiles.  

« Faute de remplir son ventre, je remplis l’âme du peintre ! », disait-il.  

Le matin était là, et les marchands défilaient déjà devant leurs grossistes. Des vendeuses de Quatre saisons venaient remplir leur brouette qu’elles pousseraient toute la journée dans les rues de Paris. Une jeune fille charmante achetait des violettes qu’elle proposerait ensuite sur le trottoir des grands magasins, pour le bonheur des coquettes.  

« Ca va être l’heure des rombières et des cuisinières qui viennent chercher de quoi remplir le ventre de leurs bourgeois. Crois-moi mon beau, on ne veut pas voir ça ! Viens que je te paie un godet. »  

Il l’entraina jusqu’à un café à l’angle de la rue de la Ferronnerie. Quand ils y parvinrent, Florent s’immobilisa. Au lieu de suivre Claude, il s’enfonça dans la venelle.  

« Que cherches-tu, l’ami ? », questionna le peintre en lui emboitant le pas.  

Mais Florent fouillait du regard les devantures avec frénésie. Lorsqu’il arriva devant celle d’un herboriste, il resta déconfit.  

« C’était une charcuterie, ici…  

- Eh bien quoi ? »  

Florent ouvrit la porte de l’officine et interrogea le commerçant. Celui-ci lui confirma ses doutes : il avait bien racheté le fond de commerce à un charcutier, qui était parti s’installer ailleurs. Mais il ne savait pas où.  

Florent parut profondément touché. Quelque chose dans cette nouvelle semblait peser lourdement sur ses épaules, mais Claude ne l’interrogea pas davantage et l’emmena se rincer le gosier. Quelques minutes plus tard, alors que Florent noyait sa peine dans un verre de Mauresque, il sursauta en voyant passer devant la vitrine un homme costaud, qui marchait la tête haute dans un tablier maculé de tâches (Dylan Romarov). Il sortit en trombe et rattrapa le marchand, dont il saisit le bras. Celui-ci se retourna et dévisagea cet homme à la mine patibulaire. Puis peu à peu, son regard se transforma en un masque de surprise.  

« Ca alors… C’est bien toi ? Bon sang de bois, mais c’est toi, le Quenu ?  

- Salut, père Gradelles.  

- Mais comment es-tu là ? On te croyait mort !  

- S’en est fallu de peu. Mais je suis là… »  

Gradelles, le vendeur de volailles, n’en revenait toujours pas.  

« Et le petit frère, il sait que tu es là ?  

- Non. Je viens de voir que la charcuterie avait disparu…  

- Ben elle est pas partie loin ! Ils ont fait leurs affaires et ont trouvé plus grand et plus lumineux. Viens-donc que je t’y emmène ! Ca va être une sacrée foire… »  

Alors qu’il était aux trente-sixièmes dessous une minute avant, Florent senti le vent tourner et tout s’ensoleiller autour de lui. Il salua Claude qui, toujours sans poser de questions, se réjouit pour lui, et suivit le volailler à travers les Halles. Il l’emmena à pas vifs, pour se retrouver devant la devanture d’une charcuterie charmante et bien placée, à l’angle de la rue Montorgueil et de la place Saint-Eustache, juste en face des premiers pavillons des Halles. Le commerce resplendissait la santé, avec son achalandise appétissante de pâtés et boudins qui s’exposaient dans la vitrine, et ses peintures de cochons et de fermiers dansants peints sur le bois de la devanture. Florent sentit l’émotion monter en lui alors que Gradelles le trainait à l’intérieur. Le magasin était vide à ce moment-là, à part une jeune et jolie marchande derrière son comptoir. Elle avait la mine ronde et bien tournée, la peau rose et la blondeur immaculée (Martha Ren), et elle les dévisageait avec surprise. Gradelles annonça avec bonne humeur :  

« Ma belle Lisa, je m’en viens te présenter ton beau-frère ! »  

Il fallut à la belle quelques secondes pour digérer la nouvelle. Puis elle s’avança, souriante et un peu timide, pour embrasser Florent.  

« Mon Dieu, Quenu va être chamboulé ! On vous croyait mort… Il est à ses fourneaux, je vais le chercher. »  

Les retrouvailles furent émouvantes. Il était étonnant de voir ce costaud de Quenu (Lars Aaroldsen), que tout le monde n’appelait que par son patronyme, pleurer dans les bras de son frère si maigre. Le petit, lui, avait bien engraissé et respirait la bonhommie. Florent retrouvait plus qu’un frère, presque un fils.  

Car les parents Quenu étaient morts alors que le petit n’était pas plus haut que trois pommes. C’était alors Florent, de quinze ans son ainé, qui s’était occupé de lui. Gagnant quelques sous en enseignant auprès d’enfants, Florent avait consacré sa vie au bien-être de son petit frère, vivant chichement, laissant son cadet engraisser à sa place. Lorsque les événements l’avaient éloigné huit ans auparavant, le jeune Quenu venait d’entrer dans le métier sous la houlette de leur oncle charcutier, gros bonhomme irascible et peu porté sur la famille. Il le retrouvait aujourd’hui, l’oncle trépassé, les clefs de la boutique entre ses mains.  

Pour le coup, Lisa baissa le rideau du commerce et ils se retrouvèrent dans la cuisine de l’étage autour d’un verre. L’ami Gradelles était resté trinquer. Et Florent put s’expliquer.  

Huit ans auparavant, au cours des événements qui avaient manqué de renverser Paris, Florent s’intéressait à la politique et avait souvent trainé du côté des barricades. Mais il n’était pas un combattant, ni même un sanguin. Et c’était presque par hasard qu’il s’était retrouvé au centre d’une échauffourée entre soldats de l’empire et révoltés des barricades. Une femme était morte sous les balles, et tombée dans ses bras. On le retrouva les mains rougies du sang de cette inconnue, et il n’en fallut pas plus pour qu’on l’envoie au bagne, sur l’île du Diable, de l’autre côté des mers. Là-bas, il vécu l’enfer pendant six ans, avant de réussir à s’en évader une année auparavant. Une année, c’est le temps qu’il lui fallu pour se cacher à Cayenne et gagner suffisamment d’argent pour payer la traversée du retour. Deux semaines plus tôt, il avait enfin débarqué au port du Havre et avait manqué de mourir affamé sur le chemin du retour. Mais il était là, enfin, parmi les siens dans la charcuterie de la place Saint-Eustache, bagnard évadé, criminel recherché…  

 

 

« Elle m’a dit que c’était son cousin.  

- Peuh ! Grasse comme elle est, m’étonnerait bien qu’elle est de tels manches à balais dans sa famille. Non, c’est l’amant, j’vous dis…  

- Vous croyez ? On la dit pourtant respectable.  

- Je vous en donnerais du respectable ! C’est justement les pires, voyez…  

- Oooh, et sous les yeux de son mari ! C’est-y pas malheureux… »  

Les deux mégères qui péroraient de la sorte le faisaient devant l’étal de poissons de la belle Normande, en zyeutant en face, du côté de la charcuterie Quenu. L’une d’elles était Melle Saget (Aline Siral), vieille fille sèche qui ne tenait plus en place depuis l’arrivée de ce mystérieux cousin, et dont on lui faisait mystère. L’autre, la belle Normande (Julianne Frayor), celle qui s’étendait sur les prétendues coucheries de la belle Lisa, tenait étal juste en face des vitrines de sa rivale. Les deux marchandes se détestaient, et bien malin celui qui aurait été capable d’expliquer l’origine de leur querelle. Elles-mêmes seraient bien en peine de s’en souvenir. Mais depuis, une rivalité sourde s’était installée entre elles, toutes deux belles à tomber. L’une rose et fraiche comme une honnête commerçante, l’autre sanguine et passionnée comme une poissonnière.  

La Normande croyait-elle vraiment Lisa capable de tromper son Quenu avec cet énergumène, long, sec et lugubre ? Peu lui importait. Toujours est-il qu’il y avait du louche. Et c’était ce qui rongeait Melle Saget. Allant fouiner chaque jour dans la boutique, reniflant les saucissons, furetant discrètement au-dessus des jambons braisés, questionnant à l’envolée, elle n’avait rien obtenu de Lisa, si ce n’était que « le cousin était en visite et qu’on ne savait pas pour combien de temps ».  

Florent s’était installé chez son frère et sa belle-sœur depuis deux semaines, accueilli les bras ouverts. Depuis, il reprenait du poil de la bête, flânait dans les Halles et sur les quais, respirait le bon air. Il craignait d’être un poids pour sa famille, mais son frère ne cessait de le rassurer. Il était trop heureux de l’avoir retrouvé, et son affaire marchait bien assez pour pouvoir l’engraisser à son tour.  

La belle Lisa était heureuse de voir son mari aussi enjoué. Pourtant, elle n’était pas toujours à l’aise devant ce frère retrouvé, taiseux, taciturne, illisible. Elle n’en disait rien, mais un limier plus fin que son simplet d’époux aurait pu traduire ce que pouvait cacher cette phrase, qu’elle lançait à chaque repas lorsqu’elle regardait son beau-frère :  

« Comment peut-on manger autant et rester aussi maigre ? »  

Car Lisa faisait partie de ces gens honnêtes et droits pour qui la maigreur et le tain gris cachaient de sombres dispositions. Elle aimait de moins en moins le voir flâner dans la maison sans projets. Comme si le savoir inoccupé décuplait les possibilités de nourrir des sombres pensées qui pourraient mettre à mal la prospérité du commerce. Car après tout, Florent était un bagnard en fuite ! Mais de ses réflexions, elle ne soufflait mot à son Quenu, trop heureux de son sort.  

L’occasion de la rassurer vint un jour où Gradelles pénétra dans la boutique. Il se frottait les mains en ricanant et, après avoir veillé à ce que les derniers clients se furent éloignés :  

« Mon père Florent, on va jouer un bien joli tour à ce nigaud de Louis-Philippe ! Figure-toi que les Halles cherchent un contrôleur. Imagine un peu ! L’Empire t’engraisserait, toi, le moribond qui lui a filé entre les mains ! »  

Car il faut savoir que le volailler ne cachait jamais sa piètre estime de l’Empire, et de Napoléon III en tête de cible.  

L’idée d’exercer une activité payée par le gouvernement effraya Florent.  

« Non, non ! Je ne vais pas me mettre en avant et attirer l’attention des gendarmes ! Je préfère autant ne rien faire.  

- Un métier est un métier, mon beau-frère », s’empressa de négocier Lisa. « Et celui-ci est respectable. Personne n’aurait idée de vous soupçonner de quoi que ce soit.  

- Non, non… Je vais trouver des leçons à donner. Comme avant. Je ferai autre chose, mais pas ça… »  

 

Il fallut à Lisa, et à son mari, deux soirées de discussions enfiévrées pour convaincre Florent d’accepter le poste. Malgré lui, Florent fit donc ses débuts aux Halles, dans le pavillon juste en face. Il devait, chaque matin, suivre l’installation des poissonnières et leurs premières affaires pour veiller à ce que tout soit en règle. Que les poissons exposés soient frais, que les étals respectent leurs limites, que quelqu’un ramène la paix dans les empoignades entre marchandes et clientes.  

Les poissonnières virent d’un mauvais œil cet olibrius maigrelet et taciturne venir mettre son nez dans leurs affaires. Celle qui menait la barque et tenait la dragée haute à toutes les autres, c’était la Normande. Et parce qu’il était le cousin de Lisa, elle se fit un devoir de le faire tourner chèvre. Il rendrait sa casquette sous la huitaine, foi de Normande ! Alors ce fut un ballet de provocations. Tantôt, elle l’éclaboussait par inadvertance alors qu’il déambulait dans l’allée, tantôt elle refermait la porte de la cave derrière lui et le laissait enfermé dans le noir au milieu des viviers d’anguilles… Et elle prenait un malin plaisir à monter les autres poissonnières contre lui, femmes prestes à rigoler et se tenir les coudes tant qu’elles avaient une cible commune.  

Florent ne disait rien. Il n’était pas homme à s’emporter. Il trainait son visage triste, au milieu des odeurs continuelles de poissonnades qui lui vrillaient l’estomac, dans ce lieu qu’il n’aimait pas, et faisait front aux humiliations en feignant de ne rien remarquer. Pourtant un jour, alors que la Normande tentait une provocation de plus, il s’emporta.  

Elle avait posé sur son étal, bien en évidence au-dessus de ses autres bêtes, une énorme et magnifique lotte luisante. Mais celle-ci était gâtée et son odeur primait sur toutes les autres à deux mètres à la ronde.  

« Cette lotte, elle est passée. Il faut la retirer.  

- Et puis quoi encore ? Ma lotte ? Passée ? On voit qu’il n’y connaît rien…  

- Elle est passée. Vous allez la retirer sinon…  

- Sinon quoi ? »  

Elle avait posé ses mains sur les hanches, plongeant son regard effronté dans le sien.  

« Sinon je fais fermer l’étal. »  

La Normande éclata de rire, prenant à partie ses consœurs. Et, comme s’il n’existait pas, elle se remit à l’ouvrage et se retourna vers une cliente. Mais sans un mot, Florent saisit la queue de lotte et la jeta au milieu de l’allée, aux pieds des passants. Puis il hurla.  

« Cet étal sera fermé jusqu’à nouvel ordre. Celle qui contreviendra à la consigne, ou qui achètera le moindre de ses produits, enfreindra la loi et aura à en répondre ! »  

Les poissonnières restèrent figées, la Normande en tête. Peu à peu, les clientes s’éloignèrent vers d’autres étals et Florent commença à retirer les paniers de poissons de l’étal.  

La belle Normande fut sanctionnée pendant une semaine. Elle en écuma de rage et promit vengeance. Mais Florent venait de gagner le respect des autres poissonnières.  

 

 

 

Un soir, Gradelles convainquit Florent de l’accompagner au troquet. Chaque jour, le volailler y retrouvait son équipée, cinq ou six énergumènes commerçants ou traine-savates, certains lettrés, d’autres noms, et ensemble ils parlaient politique. Ils fustigeaient l’Empire et rêvassaient « Révolution » et « coup d’état ». Peu à peu, Florent repris goût au débat. La colère contre ce gouvernement qui avait renversé le cours paisible de sa vie commença à le reprendre. Et, bien que toujours pondéré dans ses harangues, il en nourrit des idées. Au fil des soirées, il devint l’un des meneurs de ce petit groupe de comploteurs dilettantes. Dans la chambrette où l’avait installé son frère, il se mit à noircir du papier, à poser ses idées, à construire des projets.  

Quelqu’un, accoudé à une fenêtre de l’étage qui donnait sur la vitre trouble du troquet où le groupe se retrouvait chaque soir, ne manquait pas une miette de ces conciliabules et brûlait de ne pas entendre les débats. C’était la vieille Saget. Elle y voyait crimes et complots, elle sentait le goût du sang. Elle avait beau aller chercher son verre de liqueur chaque soir au comptoir, on se taisait quand elle entrait. Car la Saget n’avait pas manqué de se faire une réputation.  

Alors, aigrie, elle allât de nouveau fouiner dans la charcuterie. Au détour d’un morceau de pâté de foie, elle tenta de sonder la commerçante.  

« Faut en avoir de la bonté d’âme pour nourrir votre cousin comme vous le faites… »  

La belle Lisa connaissait trop sa cliente pour mordre facilement à l’hameçon.  

« Vous savez, quand c’est la famille, on ne compte pas.  

- J’entends bien, et c’est tout à votre honneur. Surtout quand on connaît l’ingratitude du ventre…  

- Vous désirez autre chose, Melle Saget ?  

- Enfin j’espère que les gendarmes ne vous causeront pas de soucis. »  

A ces mots, Lisa ne put éviter à un soupçon de frayeur de traverser son regard. La vieille Saget le saisit et se mordit la lèvre pour ne pas sourire.  

« Vous me mettrez un soupçon de boudin avec ça.  

- Que voulez-vous dire ? Quels gendarmes ?  

- Oh, vous savez bien… Avec ses activités nocturnes, j’espère que votre cousin ne vous causera pas trop de soucis.  

- …  

- Ah vous ne savez pas ? J’espère ne pas mettre les pieds dans le plat… »  

Et vas-y que je te parle de complot anarchiste, d’étendards rouge sang, d’armes qu’on aurait commencé à entasser dans les caves, sous les viviers d’anguilles… Toutes ces médisances imaginées dans une chambre de vieille fille qu’elle-même avait presque fini par croire vraies.  

Lisa ne put s’empêcher d’être touchée, car elle connaissait le passif militant de son beau-frère. Et d’en nourrir une vive inquiétude…  

 

 

A force de déambuler en courant nu-pieds dans toutes les allées, de grimper sur chaque pilier de la verrière, de piquer des gourmandises dans chaque étal ou de jouer dans chaque flaque d’eau du moindre recoin des Halles, Muche était un peu devenu le fils de toutes les marchandes. Garnement toujours sale, toujours effronté et parlant comme un charretier, il en avait pourtant une, de mère. Et c’était la belle Normande, qui l’élevait seule.  

D’abord, il mena la vie dure à Florent, comme sa mère lui en avait montré l’exemple. Puis, après le coup de grisou de la lotte, l’image de cette tige de contrôleur avait changée, et Muche ne savait plus bien comment il devait lui tourner autour. Alors, petit à petit, il s’approcha de son bureau. Florent fit d’abord comme s’il ne le remarquait pas. Et puis par un jour d’hiver bien froid, comme Florent avait dans son bureau le seul poêle de la Halle aux poissons, le contrôleur invita d’un geste discret l’enfant à venir se réchauffer les pieds. Puis Muche revint, chaque jour. D’abord ils ne se disaient rien, puis ils en vinrent à causer. Et Florent à lui raconter des histoires.  

Muche n’allait pas à l’école. Aussi, quand il avait assez joué et avait bien fini de crotter ses vêtements, il venait retrouver Florent qui lui montrait des livres et, l’air de rien, sans même que le gamin s’en aperçoive vraiment, lui apprenait à lire.  

D’abord, la Normande vit d’un très mauvais œil que son fils aille fricoter avec son pire ennemi, et elle lui interdit à coup de calottes de s’approcher de son bureau. Mais Muche ne connaissait pas de barrières et continua à venir.  

Puis, la belle poissonnière reconnut que les visites aux contrôleurs avaient l’air de faire du bien au marmot. Il fallu du temps pour que l’idée lui vienne en tête, beaucoup de temps même, mais elle finit par se demander si le grand maigre ne méritait pas un peu de sympathie. Alors, elle l’invita à venir le soir, chez elle, après la fermeture des Halles, pour donner une leçon d’écriture à son garçon. Ils s’asseyaient tous les trois autour de la table, chez la Normande. Les hommes travaillaient à leurs leçons, et la mère s’occupait en les écoutant. Le contrôleur n’était finalement pas un si mauvais bougre, dut-elle convenir. Mais elle ne le reconnut devant personne.  

Et puis une idée lui vint en tête, une espèce d’envie vague, une opportunité d’assouvir son aigreur un peu plus contre la belle Lisa. Et si elle lui piquait son amant ? La grognasse aux boudins blancs en serait verte de rage. Alors, lentement, presque sournoisement, elle tenta un rapprochement dont Florent était bien loin de saisir les signes…  

 

 

« Cette vieille carne m’a encore fait des allusions ce matin ! C’est déjà bien de trop qu’il jette le déshonneur sur notre famille en couchant avec la greluche aux sardines pourries, mais en plus il trempe dans des affaires pas reluisantes !  

- Lisa, faut pas écouter les racontars… »  

La Saget n’en perdait pas une miette. La fenêtre de la cuisine, au dos de la charcuterie, n’était pas fermée. Elle sentait la douce effluve des épices chauffer dans la casserole de tripes, mais elle se délectait surtout de ces envolées d’indiscrétions, qu’elle avait elle-même mûrement et laborieusement fait en sorte de monter en sauce.  

« Racontars ? Tu le sais, pourtant, que la politique a déjà envoyé ton frère au bagne. Et il est sur le point d’y retourner, je te dis ! Et cette fois, il va nous embarquer avec lui. Ah ça non ! Nourrir un bagnard évadé est déjà une chose, mais perdre ce qu’on a pour ses beaux yeux, c’en est trop !  

- Oh ! »  

La Saget s’éloigna en trottinant de peur que les Quenu l’aient entendue s’exclamer. Vite, vite ! Trouver quelqu’un avec qui causer. La prise est trop grosse pour qu’elle ne la partage pas…  

 

 

L’éclat du soleil couchant se reflétait sur la grande verrière. Accoudés à la fenêtre de la chambre au quatrième étage, Claude et Florent surplombaient les Halles et, au-delà d’elles, plongeaient leurs regards rêveurs sur l’amoncellement des toits qui faisaient Paris. Claude avait servi à son camarade un verre de mauvais vin qui lui servait de modèle.  

« Tes idées sont bien belles, mon maquisard », répondait Claude aux histoires de Révolution que venaient de lui servir Florent. « Mais regarde cette ribaude », dit-il en désignant la grande Halle. « Ventre vide n’a pas d’oreille, mon bon ami. Et cette populace que tu veux soulever, c’est le Ventre de Paris. Un ventre jamais repu. Dans le monde, il y a les gras et les maigres, vois tu ? Tous ces gens sont des gras. Il y a ton frère, le gras paisible, qui n’écoute que sa propre digestion. Ta belle-sœur, c’est la grasse doucereuse, seulement soucieuse de rester replète. Il y a les gras affamés et voraces, comme ta Normande ou ton volailler. Ou les gras qui ont toujours le ventre vide, comme cette vieille vipère de Saget. Ce sont les gras qui mènent le monde, mon biquet.  

- Et toi, quel gras es-tu ?  

- Ah non, moi je ne suis ni gras ni maigre. Je reste en-dehors du Ventre. Je cherche l’Âme ! Mais toi, tu es un maigre. Le Roi des maigres, mon Florent. Et de tous temps, les maigres se laissent broyer par les gras. Alors prends garde ! »  

 

 

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Un film de Sheinaz EL RAMANI  

Sur un scénario du Corbeau, adapté du roman Le Ventre de Paris d’Emile Zola  

 

Avec  

Bob PECK - Florent Quenu  

Julianne FRAYOR - la belle Normande  

Martha REN - Lisa Quenu  

Eduardo RAMIREZ - Claude Lantier  

Lars AAROLDSEN - Quenu  

Aline SIRAL - la Saget  

Dylan ROMAROV - Gradelles  

Nino MULLER - Muche  

 

Sur une musique d’Orlando DARING  

Scénario : (1 commentaire)
une superproduction dramatique de Sheinaz El Ramani

Bob Peck

Julianne Frayor

Eduardo Ramirez

Martha Ren
Avec la participation exceptionnelle de Lars Aaroldsen, Aline Siral, Nino Muller, Dylan Romarov
Musique par Orlando Daring
Sorti le 17 mars 2040 (Semaine 1837)
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