Une fois par semaine, elle (Yelen Jurham) venait en ville. Toujours très élégante dans sa robe beige et portant avec grâce son chapeau cloche. Bien que tout le monde sache qu’elle et son père ne vivaient que sur une maigre solde de gardien de phare.  

Cela faisait au moins mille ans que le vieil Hector Vendôme passait ses nuits à éclairer la mer, guidant les navires, évitant qu’ils ne s’échouent sur quelque rocher aperçu au dernier moment. On se demande comment il avait pu élever sa fille Jade, après que sa pauvre femme ait décédé, d’une aussi terrible que foudroyante maladie, alors que la petite n’avait pas atteint sa première année.  

Mais son travail de gardien de phare avait évité au vieil Hector de rejoindre la ligne de front. On avait besoin de lui ici. Tous les soirs, à la nuit tombante, qu’il vente ou qu’il neige, il parcourait le petit chemin qui séparait sa maison du phare. Et tous les mois le gouvernement lui envoyait sa solde.  

Philibert (Kevin Loray) n’avait pas eu cette chance, à tout juste 17 ans, il avait été envoyé dans les tranchées, là-bas, à Verdun. Dieu seul sait ce qu’il y avait vécu. Ses camarades, pour la plupart, avaient tous tués au combat. Le froid, la faim, la crasse, les blessures avaient marqué son âme à tout jamais. Mais c’est probablement ce qui lui avait sauvé la vie, une blessure. Il avait perdu la moitié de sa jambe sur une mine, mais du coup, il avait quitté le front,et à présent, il était en vie.  

Et maintenant que la guerre était terminée depuis bientôt 2 ans, il marchait en boitant, avec ses éternelles béquilles de bois, mais il était vivant. Comme son frère, Gontrand qui lui, n’avait pas rejoint le front car il était attardé tout simplement. "Pas entièrement démoulé" comme on disait pudiquement.  

Lorsqu’ils virent passer Jade Vendôme depuis le bistrot où ils sirotaient un ballon de vin rouge, Gontrand, bien que peu vif d’esprit, remarqua tout de suite l’expression sur le visage de son frère.  

« Phil est amoureux, Phil est amoureux de la fille du phare! » trépigna-t-il en tapant des pieds.  

« N’importe quoi ! qu’est-ce que quelqu’un comme elle pourrait faire avec un boiteux comme moi ! »  

Paul, le patron du bar, posa ses coudes sur le zinc et glissa à l’oreille du jeune homme :  

« Ah, la petite Vendôme! Tu devrais y aller, vous n’êtes plus que 3 jeunes dans tout le village, et ce n’est sûrement pas ton génie de frangin qui pourrait s’attaquer à une si jolie fille! Si j’avais vingt ans de moins, je n’aurai pas hésité à y aller! Et tu as remarqué, elle est toujours toute seule, au pire, elle ne pourra pas refuser que quelqu’un lui fasse la conversation. »  

Philibert réfléchit un instant, prit sa respiration, jeta une pièce de 10 sous sur le comptoir, et sortit du bar.  

Il pénétra dans la vieille "Epicerie-Quincaillerie-Mercerie-Pharmacie du père Gondrot". Philibert jeta un œil à la ronde, ah oui, elle était là-bas, comme arrêtée devant le présentoir des cartes postales. Enfin, elles étaient tellement miteuses qu’on avait peine à les appeler cartes postales. En s’approchant, Philibert remarqua que Jade n’était pas en admiration devant les photos de la plage, de la mer, ou du village, mais elle observait attentivement, comme hypnotisée, les deux ou trois photos de danseuses qui on se demande pourquoi, avait été placées là. Les robes Charleston à franges, bandeaux de tête ornés de plumes ou de bijoux, les longs fume-cigarettes, tout cela avait l’air de la faire rêver.  

Philibert s’approcha : « Elles sont chouettes, hein ? »  

Jade eût un petit sursaut. Son visage s’empourpra, et elle fit demi-tour sans un mot, pour continuer ses courses.  

Ce n’était pas gagné.  

Le jeune homme observa un instant les cartes postales, choisit celle qui lui plaisait le plus, et se dirigea vers le comptoir. Le père Gondrot eût un petit sourire en récupérant la monnaie des cartes, et Philibert sortit.  

Lorsque Jade quitta à son tour l’épicerie, Phil lui tendit la carte postale : « Tenez, vous pourrez admirer ces belles robes chez vous, sans avoir à attendre de faire vos courses ! »  

Jade, visiblement surprise, prit la carte postale, un instant, puis elle se ravisa : « Non, je vous remercie, mon père n’acceptera jamais que je ramène cela à la maison ! »  

Et une nouvelle fois, elle fit demi-tour et partit à grands pas.  

Philibert resta les bras ballants, déçu que n’elle n’ait pas accepté son cadeau.  

Mais il n’avait pas dit son dernier mot. Il comprenait qu’il n’était pas facile pour elle de recevoir le cadeau d’un inconnu. Mais pas question d’en rester là. Apparemment, c’était le vieil Hector, le père de Jade qui pouvait poser problème, et bien Philibert était bien décidé à aller le voir et lui demander s’il pouvait fréquenter sa fille.  

Il connaissait un peu le vieux gardien de phare, mais Philibert ne l’avait pas vu depuis son retour de la guerre. D’ailleurs, à part sur le chemin du phare à sa maison, le vieil Hector s’était fait très discret ces dernières années, même au bistrot on ne l’avait pas vu.  

Il devait parler avec lui sans la présence de sa fille, le mieux étant d’attendre qu’il soit en poste dans le phare.  

Il attendit donc que la nuit tombe. Caché dans un fourré, il vit passer le vieil homme, un peu courbé dans son gros manteau d’hiver, un large chapeau sur la tête. Philibert attendit qu’Hector soit bien en haut et que le projecteur s’allume et commence à balayer la mer, puis il pénétra dans le phare et monta les nombreux escaliers qui menaient jusqu’au sommet.  

Une fois tout en haut, il frappa, la porte était ouverte. Et quelle ne fut pas sa surprise, de voir qu’Hector n’était pas là, mais que c’était jade qui manœuvrait le projecteur du phare. Le manteau et le chapeau de son père étaient posés sur une chaise, mais pas de trace du vieil homme.  

Jade sursauta :  

« Qu’est-ce que vous faites là? » demanda-t-elle.  

« C’est moi qui devrait vous retourner la question, je suis venu voir votre père! »  

« Il n’est pas là, il est souffrant! » répondit-elle, visiblement en panique.  

C’est alors que Philibert remarqua le manteau et le chapeau du vieil Hector qui étaient posés sur une chaise.  

« S’il est souffrant, pourquoi avez-vous eu besoin de mettre ses habits pour venir au phare »  

D’un regard, Philibert comprit qu’Hector était mort depuis bien longtemps, et que, sans ne rien dire à personne, Jade avait pris sa place toutes ces années.  

« Je vous en prie, s’ils découvrent ça, je ne toucherai plus la solde de mon père, et ce sera la misère assurée, je suis toute seule! »  

Philibert réfléchit un moment :  

« Je veux bien vous aider, mais ce n’est pas une situation viable, vous finirez par avoir des ennuis, nous devons prévenir les autorités! »  

« Non, il n’en est pas question! » et jade, malgré son apparence fragile, se jeta sur lui et le poussa dans les escaliers.  

Philibert passa par dessus la balustrade des escaliers et fit une chute de plusieurs dizaine de mètres, la hauteur du phare. Il finit sa chute tout en bas s’écrasant dans une symphonie de craquements d'os. Tout en haut, Jade observait la silhouette étendue avec un regard noir.  

Gontrand frappa à la porte de la chambre de son frère :  

« Phil, Phil, j’ai quelque-chose à te dire. »  

Il attendit un moment puis recommença à frapper.  

« Phil, ouvre-moi, c’est important! »  

Il frappa une nouvelle fois, et la porte s’ouvrit doucement. Elle n’avait pas été fermée à clé.  

Gontrand regarda partout, pas de trace de son frère, la chambre était complètement vide.  

Déçu, il ressortit de la chambre il donnerait plus tard le petit collier de coquillages qu’il avait fait pour que Philibert le donne à son amoureuse.  

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Nota:  

Après s’être aperçu de la disparition de Philibert, c’est Gontrand, malgré son handicap mental, qui mènera l’enquête pour savoir ce qui a pu arriver à son frère.