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L'amour en solitaire

René essuya ses mains sur le tablier de sa salopette et regarda, d’un air satisfait, le parterre de fleurs qu’il venait de planter.  

— Je suis sûr que tu aurais bien aimé la Josette, murmura-t-il. Tu as toujours adoré le jaune et le grenat.  

Elle lui manquait un peu la Josette.  

Ils avaient vécu cinquante-cinq ans d’une vie tranquille, chacun à sa place. Mais il avait fallu que cela change et qu’elle essaie de prendre des initiatives.  

À leurs débuts, lorsqu’il partait chaque matin démarcher des cultivateurs pour leur vendre des tracteurs et des machines agricoles, elle s’affairait dans la maison, à s’occuper des enfants, des lessives, de la cuisine et du ménage. Pas du jardin en revanche ! Jardiner, c’était sa chasse gardée à lui et il jubilait quand des passants s’extasiaient sur le foisonnement de couleurs des massifs qu’il avait agencés tout autour de la terrasse.  

Il n’y avait rien à en redire, elle avait été dévouée la Josette. Elle se levait dès cinq heures pour lui préparer son petit-déjeuner. Et elle restait avec lui dans la cuisine jusqu’à ce qu’il parte au travail. Qu’il pleuve ou qu’il vente, elle l’accompagnait jusqu’au portail de la maison qu’elle refermait quand sa voiture avait tourné le coin de la rue.  

 

Après quarante ans de cette vie sans histoire, il avait pris sa retraite. La Josette, elle, avait continué de faire sa part, tout naturellement. Et même si ce n’était plus nécessaire, elle avait continué aussi de se lever à cinq heures.  

Aujourd’hui qu’elle était partie, René avait bien quelques difficultés à gérer le quotidien. Mais il n’envisageait pas pour autant de la remplacer et d’épouser en secondes noces, comme l’avaient fait quelques connaissances, une veuve ou une divorcée, un amour d’enfance retrouvé ou une anonyme sortie des petites annonces du journal. Il ne voulait pas risquer de subir les caprices d’une de ces femmes d’aujourd’hui toujours à se plaindre et à réclamer d’étranges libertés.  

Et puis, au bout du compte, son départ l’avait bien arrangé. On pouvait même dire qu’il l’avait ressuscité.  

 

C’est le jour où elle avait gratté ce Solitaire que les premiers nuages avaient commencé de s’amonceler sur l’horizon. Et aujourd’hui encore, René avait peine à comprendre cet enchaînement qui lui avait transformé sa Josette. Jamais il n’aurait imaginé que quelqu’un puisse changer aussi vite, et à ce point.  

Ils avaient fait ensemble ce jour-là les courses de la semaine au supermarché. Comme à son habitude, elle avait vidé les sacs dont elle avait rangé le contenu dans les placards. Puis elle lui avait préparé le bol de mauvais café soluble que depuis cinquante ans il s’obstinait à boire à l’heure du goûter. Elle avait enfin extirpé de son sac à main le ticket à gratter qu’ils avaient acheté, comme à chaque fois, à la papeterie de la galerie marchande.  

C’était un Solitaire. C’était toujours un Solitaire. En un rituel immuable, elle avait pris dans un pot au-dessus de la cuisinière sa pièce fétiche, une pièce de 20 centimes d’autrefois et elle avait commencé de gratter avec application.  

— Ce n’est pas possible, avait-elle soudain murmuré.  

Puis elle s’était levée d’un coup, brandissant le ticket.  

— 20 000 euros ! Tu entends René, 20 000 euros !  

Lui était d’abord resté silencieux, les 20 000 € cheminant avec le reste du café qu’il avalait à petites gorgées. Et puis d’un coup, lui était venue une idée fantastique, un rêve ancien qu’il avait sans doute refoulé trop longtemps et que cet argent tombé du ciel allait pouvoir réaliser. Mais avant qu’il ait pu l’exprimer Josette lui avait lancé d’un ton tout excité :  

— 20 000 € tu te rends compte ! On pourra en donner aux enfants et puis peut-être faire un voyage !  

L’idée de René s’était immédiatement estompée, sans doute effarouchée par la vague de stupéfaction qui le submergeait.  

Voilà que la Josette prenait des initiatives et se mettait à envisager des dépenses inconsidérées. Un voyage, les enfants ! Parole, s’était-il dit, les 20 000 € lui sont montés à la tête ! Surtout, rester calme... C’était elle qui tenait le ticket.  

— 20 000 euros, ça ne fait tout de même pas des millions la Josette, avait-il commencé d’une voix mal assurée...  

Dans sa tête, l’idée avait recommencé d’étinceler, mais il ne savait pas trop comment la formuler. Il sentait que Josette était bouleversée, qu’elle n’était pas elle-même et qu’il faudrait sans doute des trésors de patience et de pédagogie pour la convaincre. Quarante ans de marchandages avec les agriculteurs du Grand-Ouest lui avaient donné le sens de ces choses-là.  

— Tu n’as pourtant pas tort, avait-il alors poursuivi. Il faut penser aux enfants. Aujourd’hui ils ne sont pas dans le besoin, mais qui sait ce que sera demain...  

Elle lui avait lancé un regard attentif.  

 

Il était sur la bonne voie mais il lui fallait rester prudent. Il était loin d’être certain de parvenir facilement à lui faire accepter son idée.  

Avec cet argent inattendu, il projetait en effet d’acheter un caveau, un tombeau digne de ce nom, une authentique demeure pour l’au-delà, une de celles qui vous garantissent de passer l’éternité dans les beaux quartiers du paradis.  

Savoir ce que deviendrait sa dépouille après sa mort le hantait depuis longtemps. Il en nourrissait même des cauchemars devenus de plus en plus fréquents avec l’âge. On versait son cadavre nu dans la fosse commune et il ressentait le froid et la lourde humidité de la terre et de l’enchevêtrement des corps. Ou bien encore il devait se tordre et se plier comme un contorsionniste pour se couler dans une urne dont il ne parvenait pas à épouser totalement la forme. Il se réveillait alors en panique, la gorge sèche, le dos en vrac, et les membres endoloris.  

20 000 €, c’était l’occasion de mettre un terme à ces nuits difficiles en devenant propriétaire par anticipation de sa parcelle perpétuelle. Au moins serait-il sûr de son avenir mortuaire. Il pourrait aménager sa dernière demeure à sa guise, et même y installer un système à cloche pour le cas où il se réveillerait dans son cercueil. Il n’avait pas oublié l’histoire du vieux père Labour qu’on lui avait contée lorsqu’il était enfant. On l’avait exhumé parce qu’il hantait sa baraque au bout du village. Et sous le couvercle du cercueil, on avait trouvé le satin arraché et le bois gratté et creusé à en être presque traversé. Quant au visage du vieux, il s’était desséché en un masque de terreur.  

Mais au fond, ce que voulait surtout René, c’était s’assurer qu’on se souviendrait de lui et que, des années après sa mort, ceux qui passeraient près de son tombeau puissent se demander qui était cet homme que l’on avait honoré d’un si beau monument.  

 

— Vraiment tu n’as pas tort Josette, avait-il alors repris. Il faut penser aux enfants. Nous ne sommes éternels ni toi ni moi et ce serait une bonne chose que de les décharger du souci de devoir s’occuper de nos obsèques. D’autant que s’ils le font dans l’urgence et le chagrin de notre mort, ils ne manqueront pas de se faire escroquer par ces vautours des pompes funèbres, alors qu’aujourd’hui, si nous prenons notre temps, nous pourrons tirer les prix. C’est tout de même leur héritage au bout du compte.  

 

Ils avaient discuté longtemps. C’est que ces fichus 20 000 € donnaient à la Josette un plein sac d’idées plus farfelues les unes que les autres. Mais ils avaient fini par trouver un arrangement. 3 000 € à chacune de leurs deux filles et 14 000 € pour le tombeau.  

Il n’en demeure pas moins que René en était resté un peu amer. Cette histoire lui avait vraiment changé sa Josette. C’était bien la première fois qu’il avait dû marchander avec elle, jusqu’à trouver un compromis, quand jusqu’alors elle s’était toujours rendue à ses raisons.  

 

Puis leur vie avait fini par reprendre son petit cours paisible. Lui partait chaque matin au cimetière suivre les travaux de leur dernière demeure. Quant à Josette, elle continuait d’entretenir la maison et elle avait recommencé à l’accompagner jusqu’au portail qu’elle refermait derrière lui.  

Lorsque les terrassiers, les maçons et les tailleurs de pierre eurent terminé leur ouvrage, René avait continué de prendre chaque matin la route qui mène au cimetière pour aller y entretenir son monument, en lustrer la pierre et en désherber les abords. Ce n’était pas vraiment la pyramide dont il avait rêvé, ni même l’une de ces chapelles séculaires sous lesquelles reposent plusieurs générations de quelques bonnes familles. Mais son tombeau dépassait de trente bons centimètres toutes les autres sépultures de l’allée.  

René avait de la religion. Il traçait la croix sur le pain, comme l’avait fait son père avant lui, et il croyait dur comme fer en l’intercession de la Sainte Vierge auprès du maître de l’univers. Sur la stèle, il avait donc fait graver une reproduction de La Vierge et l’Enfant de Georges Rouault et il ne terminait jamais sa visite quotidienne au cimetière sans s’agenouiller sur le prie-Dieu taillé dans la pierre tombale pour y réciter un Je vous salue Marie.  

Il avait débordé d’idées pour perfectionner et peaufiner encore son tombeau, et attirer le plus de monde possible qui vienne l’admirer. Mais il s’était heurté à chaque fois aux règles tatillonnes de la municipalité. Il avait par exemple demandé sans succès l’autorisation d’installer un discret détecteur de présence qui aurait diffusé, au passage d’un visiteur, l’Agnus Dei de Barber. Ce n’était pas, à son sens, une demande inconsidérée. Après tout, même si les voix célestes du chœur dont il avait choisi l’interprétation avaient enveloppé le marbre ou le granit d’autres sépultures en plus de la sienne, la beauté universelle de leur chant ne pouvait qu’attendrir l’âme des passants. Ce n’avait pourtant pas été l’avis du Maire dont René s’était alors demandé s’il n’était pas franc-maçon, ou en tout cas mécréant.  

Il avait envisagé d’autres aménagements encore, mais sans plus de succès. Et, de déconvenues en déconvenues, il avait commencé de se lasser.  

Il ne s’était plus rendu au cimetière qu’un jour sur deux, puis une fois la semaine. À quoi bon lustrer et désherber sans cesse un tombeau devenu immobile, un monument qu’il trouvait à présent inutile. Il en était arrivé à haïr leurs deux noms gravés sur la stèle en dessous de La Vierge et l’enfant parce qu’il n’y avait encore rien après leur année de naissance, rien qu’une ligne vide, et qui lui rappelait en permanence la vacuité même de son caveau.  

 

— Tu comprends la Josette, avait-il lancé un matin, ça me déprime d’aller au cimetière... Et ça me déprime aussi de ne pas y aller. Mais que veux-tu, je n’ai plus rien à y faire. Je ne vais tout de même pas fleurir un caveau mort.  

Il était affalé dans le fauteuil qui faisait face à la télévision et passait d’une chaîne à l’autre, le regard absent. Quant à Josette, elle desservait la table du petit déjeuner.  

— Tu sais, avait-il repris, pour qu’une tombe soit vivante, il faut qu’il y ait un mort dedans ! Telle quelle, ce n’est même pas un cénotaphe. C’est tout juste une tombe momifiée.  

— Eh bien tu n’as qu’à mourir alors, lui lança la Josette d’un ton agacé. En attendant, j’aimerais bien que tu montes faire ta toilette. Je dois passer l’aspirateur et j’ai besoin que tu libères la pièce.  

René en était d’abord resté sans voix. Qu’elle lui fasse ainsi savoir qu’il gênait était déjà en soi une révolution. Mais ce qui l’avait le plus heurté, c’est qu’elle en vienne à imaginer qu’il puisse mourir pour donner vie à son tombeau. Elle n’avait rien compris !  

Et surtout elle ne le comprenait plus. Et à force de ne le plus comprendre, elle en avait sans doute totalement perdu son sens du dévouement. Il fallait bel et bien un mort pour que son caveau se mette à vivre et qu’il redonne ainsi un sens à sa vie. Mais ce ne pouvait pas être lui le mort, parce que pour que sa vie retrouve un sens, encore fallait-il qu’il soit vivant. Il était impossible qu’il soit le résident du tombeau et qu’il en soit aussi le jardinier. Comment Josette avait-elle pu ne pas y penser ?  

 

Sacrée Josette, se dit René en roulant une cigarette.  

Il s’agenouilla devant la stèle.  

Sous La Vierge et l’enfant étaient gravés désormais le nom de Josette, sa date de naissance et celle de son décès. Ce jour-là, René n’avait pas immédiatement fait sa toilette. Il avait d’abord poussé son raisonnement jusqu’au bout et sa Josette dans l’escalier.  

Il récita un second Je vous salue Marie.  

Il en récitait dorénavant plusieurs à chacune de ses visites. C’est qu’il pressentait qu’il aurait besoin, le temps venu, qu’elle intercède très sérieusement pour lui auprès de Dieu le père.  

Mais pour l’instant tout allait bien. Son tombeau était bien vivant à présent. Quant à lui il s’en trouvait presque ressuscité.  

Il alluma sa cigarette.  

 

Scénario : (2 commentaires)
une série Z dramatique d'un amateur

Rick Morgan

Miranda Connors
Sorti le 21 août 2049 (Semaine 2329)
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