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Sycamore Company présente
Le Collectionneur

Le train filait, silencieux, au cœur des montagnes, au cœur de la nuit. Les pierres centenaires soutenaient la voie du viaduc de Landwasser. Le Glacier Express décrivit un arc de cercle, perché à plus de soixante mètres de hauteur, avant de s’enfoncer dans l’abîme rocheuse. Peter Markham était collé au fond de son fauteuil, les yeux rivés sur la vitre, plongés dans le reflet émeraude de leurs propres pupilles. Pourtant, il lui était impossible de saisir la pleine mesure de la grandeur de ce qui lui faisait face. Le tunnel et sa noirceur insondable lui semblaient interminables. Il n’avait pas fermé l'œil depuis l’embarquement, une heure plus tôt. En fait, son sommeil était troublé depuis plusieurs jours, plongeant ses sens dans un épais brouillard. Tout n’était plus qu’une masse sombre et informe autour de lui. Tout n’était que brouhaha inaudible. Incapable de vraiment dormir, incapable d’être vraiment éveillé. Quand la grâce lui autorisait enfin un moment de sommeil, il n'était que trop bref, et toujours hanté par le même cauchemar. Un mauvais rêve dont il ne manquait jamais de souvenir au moment d’ouvrir les yeux, de s’en souvenir avec une clarté et une vivacité glaçante.  

 

La jeune femme était nue, le corps empourpré et couvert de profondes entailles. Elle gisait à même le sol, baignant dans son propre sang, les yeux écarquillés, la bouche figée dans un ultime hurlement de terreur. Elle portait sur elle les stigmates d’une fin violente, d’un déchaînement de haine. Sir Jefferson McInnes, un diplomate aguerri de trente ans son aîné, était assis un peu plus loin, derrière le cabinet d’écriture. Si ce n’était son regard laiteux, sans vie, on aurait pu penser à un homme en pleine réflexion, cherchant le mot juste pour peaufiner son dernier courrier. Au premier coup d'œil, c’est probablement ce que le personnel de chambre avait dû penser. La lettre manuscrite posée sur le bureau ne laissait aucune place au doute. La maîtresse d’autrefois avait sorti les griffes et les secrets d’Etat révélés sur l’oreiller n’étaient plus suffisants. La trahison de la séduisante blonde avait enragé son amant. Face à ses propres manquements au devoir, il avait honorablement clôturé les comptes. Un aveu en bonne et due forme, clair, net, et particulièrement commode.  

 

Aucun mot n’était vrai, et c’était la raison pour laquelle Peter était rongé par la scène. Il avait exécuté l’ordre qui lui avait été donné, celui qu’il avait tant attendu, celui qui lui avait permis de faire ses preuves. Son cauchemar, c’était le prix à payer.  

 

Le jeune et ambitieux membre du SBS, unité des forces spéciales de la Royal Navy, avait alors été transféré au Prestige, le bureau le plus sélectif de l'Intelligence Service. Tenu secret et n’ayant aucune existence officielle, le service était paradoxalement ardemment désiré auprès des agents spéciaux. Personne ne pouvait en parler, mais tous savaient qu’il y avait quelque part une cellule d’élite, à laquelle ils aspiraient d’être un jour appelés.  

 

— On se perd facilement en Suisse.  

 

La voix rocailleuse extirpa Peter de sa rêverie.  

 

— Il suffit de se laisser emporter devant un paysage, poursuivit-elle, alors qu’une silhouette élancée s’asseyait dans le fauteuil d’en face.  

 

L’homme était mince, le visage sinistre et anguleux. Ses mains tenaient deux verres de whisky. Il en tendit un vers Peter, qui s’en saisit, et ils trinquèrent. La nouvelle recrue du Prestige reconnut son invité. Konrad von Uexküll, un riche collectionneur helvète, discret, en bon patriote, mais dont l’expertise était reconnue et respectée. De son côté, l’agent Markham prêtait ses traits à Patrick Wright, diplômé de Cambridge ayant lancé un fond d’investissement à Londres.  

Les échanges de courtoisie ne s’éternisèrent pas. Le goût de l’alcool avait réveillé les sens de Peter. Grâce à une longue gorgée, le liquide ambré était descendu le long de sa gorge et avait infusé chaque parcelle de son corps. Passée la première brûlure, une chaleur réconfortante s’empara de lui et éclairci la brume dans laquelle son esprit languissait. Il prit les commandes de la discussion, lançant les hostilités.  

 

— Mon fonds s’est constitué une collection substantielle, et nous cherchons quelqu’un pour nous aider à la développer.  

 

Ce qu’il visait, en vérité, était plus large et plus sensible. Creuser les entrailles d’un système opaque et sulfureux, au sein duquel von Uexküll était un pion central. Le blanchiment d’argent sur le marché de l’art. Par l’entremise de sa boutique de conseil, il permettait à qui le droit de se constituer une collection d’objets d’art et d’antiquités, logée dans société offshore. Ledit droit s’obtenait par le paiement d’un à-valoir substantiel et la promesse d’une commission annuelle qui ne l’était pas moins. En contrepartie, le client avait la garantie d’un service sur-mesure et d’une discrétion sans faille. Sur la forme, il n’y avait évidemment rien d’illégal, ni même contraire à l’éthique. Le suisse cultivait une certaine fierté à répéter que ses services avaient permis à de nombreuses collections privées d’être révélées au grand jour en étant prêtées ou données aux musées du monde entier. Ce que le texte officiel ne disait pas, c’était que les donateurs apparents n’étaient jamais que des écrans de fumée. Derrière les structures opaques se cachaient philanthropes, industriels, authentiques collectionneurs, mais aussi terroristes et criminels de la pire espèce. C’étaient eux le Prestige visait.  

 

Dans un monde où le capital régnait en roi, un homme qui s’en voyait soudainement dépourvu était un homme au bord du précipice, un homme qui n’avait plus rien à perdre, et un homme faillible. Attaquer la propriété privée, c’était attaquer l’intime, attaquer le cœur. L’art était l’un des derniers actifs épargnés par la transparence, se constituant ainsi en dernier bastion d’une finance de l’ombre, libre et anonyme. Peter avait huit heures pour retourner sa cible ou, le cas échéant, lui soustraire les informations utiles, de toutes les manières qui s’avéraient nécessaires. Seul le résultat comptait. Finis Coronat Opus, comme l’indiquait la devise du Prestige.  

 

La cible était systématiquement accompagnée d’un garde du corps qui restait en retrait, imperceptible. Dandy à la française, habillé par Lanvin et parfumé au Monsieur de Givenchy, c’était également un ancien soldat de l’armée de terre qui avait bifurqué lorsque la DGSE lui avait refusé une énième demande de transfert. D’après la rumeur, sa relation avec son patron se faisait sensiblement plus intime derrière les portes closes. Un agent de la section locale du MI6 était chargé de s’en occuper. Quoi qu’il puisse passer à bord du train, l’agent Markham n’avait qu’un unique devoir: quand il débarquait à Zermatt, il devait être mesure de faire main basse sur la collection la plus sale et la plus abjecte qui ait jamais été rassemblée.  

— J’ai eu la chance de parler à un vos clients, poursuivit Peter. Mais certaines choses restent assez nébuleuses. D’après lui, vous êtes la personne la plus à même de satisfaire les attentes de mes investisseurs.  

— Je peux vous aider à gérer ça, acquiesça le collectionneur, non sans une pointe de supériorité. ll faudra mettre en place une structure complexe, mais qui vous assurera la flexibilité que votre métier requiert, ainsi qu’une certaine discrétion. Nos clients aiment rester dans l’ombre.  

 

— Pour vivre heureux, vivons cachés.  

 

Alors que les ténèbres s’effacaient autour d'eux, les deux hommes poursuivirent leur conversation. Pris au piège entre la roche et la glace à gauche, par la cîme des épicéas à droite, ils n’avaient qu’une issue, filer droit devant, à travers les paysages torturés, sans se retourner, sans retour possible. Ils traitaient des différentes options s’offrant à Nostromo Alpha LLC en matière de gestion de ses œuvres d’art - ils avaient atteint un stade où ils parlaient plus de portefeuille que de collection.  

 

— Concernant le stockage, j’ai aussi des questions à propos des zones franches.  

 

— Ma réponse, tenez-vous-en aussi éloignés que possible.  

 

Habité par le personnage de Patrick Wright, Peter haussa les sourcils avec étonnement. Le sinistre collectionneur se pencha en avant et planta ses yeux d’ébène dans ceux de l’ambitieux financier, pour écarter toute confusion.  

 

— C’est séduisant, ces enclaves vierges de toute douane, taxe ou juridiction, mais le monde connaît ces entrepôts, aussi bien gardés soient-ils, et tout le monde les surveille. Vous faire photographier aux abords d’une zone franche, croyez-moi, c’est la dernière chose que vous voulez.  

 

— Ce n’est un problème que si on s’y déplace en personne.  

 

— D’où mon conseil. Tenez-vous-en aussi éloignés que possible. Pour le reste, le problème m’appartient.  

 

Il se montrait rassurant, ôtant de cette façon une flèche que Peter aurait voulu utiliser. Il était maintenant clair qu’il n’accomplirait pas sa mission par la voie des porcs francs. Sa cible savait que ces no man's land fiscaux et juridiques étaient surveillés. Aucun des terroristes que visait le Prestige ne s’y rendrait jamais.  

 

— Mais supposons que mes investisseurs aient envie de voir la collection de leurs propres yeux.  

 

— Il y a plusieurs solutions. Tout dépend de qui sont vos investisseurs et de leur situation judiciaire. Mais en aucun cas il ne sera question de zone franche. Jamais.  

 

Von Uexküll lança un regard perçant à son nouveau client. L’espace d’un instant, Peter eut le désagréable sentiment que ce regard lui était directement adressé, à lui, en tant qu'agent.  

 

— Pardonnez-moi cette indiscrétion, monsieur Markham, mais à quel client avez-vous discuté ?  

 

Le jeune anglais se figea. Un frisson glacial lui parcourut la nuque. Avait-il seulement bien entendu ? Peut-être était-ce le brouillard de l’insomnie qui lui jouait un tour, ou l’alcool qui contre-attaquait de ses effets pervers. Mais l’homme qui se tenait face à lui était indéniablement en posture d’attaque. Penché en avant, les traits fermés, la mâchoire serrée, le regard cruel, il se délectait de l’anxiété grandissante de son hôte. Les derniers doutes de Peter furent balayés par le délicat mélange des notes de bois d’hinoki, de mousse de chêne et d’agrumes provençales.  

 

— Monsieur de Givenchy, murmura-t-il, provoquant un rictus moqueur sur le visage acéré qui lui faisait face.  

 

Le jeune homme se ressaisit, relâcha ses muscles et pivota avec autant de désinvolture que possible, utilisant la grande vitre opposée comme un miroir. Il aperçut un homme élégant et costaud posté sur le siège de derrière, le garde du corps et amant du collectionneur. Le français était lui-même retourné et pointait un objet sombre vers le siège de l’agent du Prestige. Un pistolet, sans l’ombre d’un doute. Parmi les quelques passagers qui partageaient leur voiture, aucun ne semblait avoir remarqué quoi que ce soit. Et aucune trace de l’agent du MI6.  

 

— Faut-il que je répète ma question, Herr Markham ?  

 

— Quelque chose me dit que vous en connaissez déjà la réponse.  

 

Avec un sourire forcé, Peter saisit son verre et laissa le whisky couler dans ses entrailles. Il espérait que l'alcool pourrait lui donner la décharge d’adrénaline nécessaire pour se tirer du mauvais pas dans lequel il était engagé. Il priait également pour que son jugement et la maîtrise de son corps n’en soient pas trop affectés.  

 

— À mon tour de vous interroger, si vous...  

 

— Nein ! le coupa sèchement von Uexküll, qui se leva. Vous pensiez sincèrement que mes clients vous laisseraient leur voler leurs biens les plus précieux sans combattre ?  

 

— C’est leur combat, pas le vôtre. Il n’y a pas de raison que les choses tournent mal.  

 

— Vous n’avez pas encore compris ?  

 

Au contraire, Peter savait maintenant qu’il avait été compromis avant même de monter à bord du Glacier Express. Ce n’étaient pas les zones franches qui l’avaient trahi. Ce n’était rien d’autre qu’un prétexte pour faire tomber les masques. Von Uexküll savait déjà, il connaissait le nom de Peter Markham et pourquoi il était là. Pourtant, le collectionneur avait embarqué et s’était prêté au jeu. Pourquoi ? Par bravade ? C'était un pari risqué de se présenter en connaissance de cause face à un agent du SBS. Trop risqué pour un simple consultant, tout bien accompagné qu’il soit. Voulait-il, de son côté, vérifier d’éventuelles fuites ? Aucun de ses clients n’aurait parlé des porcs francs. Finalement, Peter ne s’était peut-être pas découvert, mais il avait apaisé les doutes de sa cible, qui se savait désormais toute puissante. L’entreprise restait périlleuse, d’autant qu’il savait que rien, pas même la présence de passagers ne freinerait l’agent britannique, et que celui-ci ne serait de toute façon pas seul.  

Mais il était seul. Cette vérité le frappa avec plus de violence qu’un coup de poignard. Les effluves de Givenchy qui les entouraient en étaient la preuve, Peter était désespérément seul. En dehors du Prestige, seuls trois agents du MI6 étaient au fait de l’opération, ce inclus celui dont l’absence se faisait de plus en plus pesante. Il était clair, désormais, qu’il ne se présenterait jamais.  

 

Von Uexküll quitta sa place, et prit l’allée centrale en direction de la voiture suivante. Le temps de la réflexion et des théories était révolu. Peter jeta un coup d'œil à la vitre panoramique. Le français l’observait attentivement, à travers ce miroir de circonstance. Aucun des deux hommes ne cilla. Un claquement sourd fit sursauter les passagers. L’instant d’après, le garde du corps glissait sur le côté de son siège, avant de s’effondrer sur le sol, pistolet au poing. Dans l’agitation et la confusion qui suivit, Peter bondit sur sa cible, prise au dépourvu. Il se tenait à ses côtés, enfonçant son arme dans le dos du grand et squelettique collectionneur, qui grimaça.  

— Si vous tentez quoi que ce soit, la prochaine sera pour vous. Suivez mes instructions, et tout se passera bien.  

Il intima au suisse d’avancer jusqu’au sas. De sa main libre, Peter tira la manette d’arrêt d’urgence. C’est ici qu’ils descendaient, tant pis pour Zermatt. Les deux hommes furent secoués dans un fracas métallique. Les freins crissèrent, assourdissants.  

 

Aidé par les secousses du train, von Uexküll tenta de riposter. D’un bond, il se retourna sur l’agent Markham et se jeta sur lui de tout son poids. Ballotés de droite à gauche, ils chutèrent ensemble. Les corps anguleux du collectionneur heurta violemment Peter. Un coude s’enfonca dans ses côtés, lui en brisant plusieurs dans un craquement sec. Le jeune agent laissa échapper un cri de souffrance. D’atroces images lui traversèrent l’esprit. Une chambre ensanglantée. Des chairs torturées. Des visages figés dans un supplice éternel. Le promesse d’une vie de désolation, d’une vie violente, d’une fin violente. Son cauchemar défila sous ses yeux, accompagnant l’intense douleur qui lui dévorait le corps.  

Dans un sursaut de lucidité, il pointa son arme sur la poitrine du suisse.  

Il pressa la détente, à deux reprises.  

La cible s’effondra, abattue.  

 

Alors que le train s’immobilisait lentement, Peter fit sauter la vitre d’une porte et se jeta hors de la voiture. Il roula en contrebas sur une dizaine de mètres, frappés par les griffes de la forêt, avant de percuter le tronc d’un arbre. Le souffle coupé, luttant contre le supplice de ses membres fracassés, il se leva et marcha en diagonale, aussi loin que possible de la voie ferrée, aussi loin possible de tout repère. Il s’enfonça au plus profond des montagnes, jusqu’à se perdre. Alors seulement, il s’accorda un bref répit, un ultime et éphémère moment d’insouciance. Il contempla le ciel étoilé, les feuilles des arbres assombries par la nuit, et au loin, au sommet des glaciers, la beauté des neiges balayées par le vent. Quelques instants hors du temps, vierges de violence et de bestialité. Une dernière rêverie, avant le dernier cauchemar, une lente descente vers la réalité et un dénouement précoce.  

 

L’opération avait échoué. La collection privée du terrorisme restait une chimère insaisissable, hors de portée du Prestige. Konrad von Uexküll mort, la seule clé qui pouvait ouvrir ce précieux coffre avait à jamais disparu. Peter avait failli à son devoir, et il en connaissait le prix.  

Il reprit sa marche à travers la montagne, au cœur de la nature indomptée. Il s’orientait grâce au grondement lointain d’une chute d’eau, qu’il cherchait à rejoindre. Les étoiles filaient au-dessus de sa tête. Les neiges dansaient dans le vent. Le temps était suspendu.  

Peter s’enfonçait dans la nuit.  

En reviendrait-il ?  

Scénario : (1 commentaire)
une série B policier (Espionnage) de Bernie La Barbera

Mathieu Wauthier

Mariana Rojas

Erik Glass

Sigrid Dahlgren
Musique par Conor Hartnett
Sorti le 08 octobre 2055 (Semaine 2649)
Entrées : 12 674 745
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